Le Temps

A Lausanne, un «Werther» cérébral et féministe

Vincent Boussard bouscule les représenta­tions convention­nelles de l’oeuvre de Massenet et signe un spectacle conceptuel magistral, porté par une distributi­on excellente

- JULIETTE DE BANES GARDONNE Werther, Opéra de Lausanne, jusqu’au 22 mai.

La dureté de l'immense mur gris en avantscène est comme un corset serré. Espace étriqué. Sous les portraits de famille jonchant le mur – sorte de négatifs photos flous –, les jeunes enfants du Bailli jouent au train électrique en répétant leur chant de Noël en plein mois de juillet. Fausse joie de l'existence dans cette famille bourgeoise marquée par le décès de la mère, laissant cette ribambelle d'enfants aux soins de la fille aînée, Charlotte. C'est son destin, son renoncemen­t à l'amour naissant avec Werther pour honorer un mariage de raison, qui est au centre du livret de l'opéra composé par Jules Massenet en 1892.

Si celui-ci s'est appuyé sur le roman épistolair­e de Goethe Les Souffrance­s du jeune Werther, il l'a largement adapté et a redessiné certains personnage­s, notamment celui de la jeune femme. Dans le livre, les sentiments de Charlotte ne traversent le papier qu'à travers la vision de Werther. Chez Massenet, le personnage se dote d'une force nouvelle et la mise en scène de Vincent Boussard propose d'en agrandir encore la dimension.

Tableau impression­niste

Dans ce monde orchestré par des hommes en redingotes noires et hauts-de-forme, Charlotte, mère de substituti­on de sa famille orpheline, devient «monnaie d'échange». Le corset mural gris en avant-scène, comme le poids d'une vie sans liberté, est une sorte de plafond de verre que l'on veut instantané­ment exploser pour fuir les bonnes moeurs de cette société. Sophie la friponne – soeur cadette de Charlotte – s'en charge furtivemen­t en ouvrant une porte dérobée pour se griller une cigarette.

Durant les deux premiers actes, le metteur en scène Vincent Boussard exploite l'idée du tableau, présent dans le découpage de l'oeuvre (quatre actes et cinq tableaux) pour composer une scénograph­ie très visuelle s'inspirant des peintures impression­nistes du XIXsiècle. A l'image de La Promenade de Claude Monet, témoignage de cette société bourgeoise de fin de siècle, les tableaux composés par Boussard, scandés au rythme de l'intrigue, laissent le spectateur volontaire­ment très extérieur au drame. Et l'on observe avec une froide distance Charlotte accepter sans broncher la vie qu'on lui a planifiée.

Le moindre détail de la mise en scène semble signifiant. En premier lieu les costumes, splendides, signés Christian Lacroix.

Dès sa première apparition, Charlotte dans sa robe surmontée d'un noeud bleu pastel est une sorte de paquet-cadeau géant offert à Albert. Aux tableaux suivants, telle une Lise à l’ombrelle de Renoir dans sa robe blanche nouée d'une ceinture noire pour son mariage, elle demeure impassible malgré son amour visible pour Werther. Devenant progressiv­ement hirsute aux deux derniers actes, Charlotte livre enfin ses sentiments. Vincent Boussard extrapole le rôle d'Albert en mari taiseux – excellent Mikhail Timoshenko – pour représente­r la violence psychologi­que et physique qui fait progressiv­ement irruption dans l'espace clos de la chambre. Les échanges épistolair­es entre Werther et Charlotte sont confisqués, la femme violentée. Au tableau final, Charlotte dans un manteau de vison est comme une bête humaine prise de folie. La mezzo-soprano Héloïse Mas est éclatante dans cette prise de rôle. Sa voix brillante et charnue augure des plus belles promesses pour un rôle de cette envergure.

La bouffée d'oxygène dans cette société figée, c'est Sophie à laquelle Vincent Boussard accorde un souffle nouveau. Magnifique­ment interprété­e par Marie Lys à la voix lumineuse, c'est l'unique personnage qui s'émancipe de cette fresque digne des Rougon-Macquart de Zola. Elle terminera d'ailleurs vêtue en noir comme les hommes de la production, en pantalon et haut-deforme, donnant l'idée de cette émancipati­on féminine. La distributi­on dans son ensemble est excellente. Jean-François Borras est un Werther sensible et émouvant. La voix est d'une puissance exceptionn­elle, mais le chanteur a aussi à sa dispositio­n une palette de nuances qu'il magnifie grâce à son registre de falsetto. Le ténor parvient à des instants de grâce et la fragilité qu'il confère au personnage offre une lecture différente de celle communémen­t admise d'un Werther à la virilité romantique. Mention spéciale au choeur des enfants et à Aslam Safla (Johann) et Maxence Billiemaz (Schmidt) qui campent un duo de choc très réussi vocalement.

On observe avec une froide distance Charlotte accepter sans broncher la vie qu’on lui a planifiée

Parti pris final

Le duo final est le parti pris paroxysmiq­ue de cette production: le dialogue entre Charlotte et Werther n'est plus qu'imaginaire dans un espace visuelleme­nt coupé en deux où se juxtaposen­t deux lieux: à cour, une partie de la chambre de Charlotte (espace de Werther), et à jardin, le mur des premières scènes, cadres vides, à terre. Cet éclatement de l'ultime interactio­n entre les deux protagonis­tes offre une relecture surprenant­e de l'oeuvre qui demande à être digérée mais qui fonctionne. Dans la fosse, l'Orchestre de chambre de Lausanne règne en maître sur la partition avec une sonorité chatoyante où toutes les interventi­ons solistes sont remarquabl­es. On apprécie particuliè­rement la musicienne Valentine Michaud, qui de son saxophone alto chaleureux accompagne avec ferveur les larmes de Charlotte.

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