La Suisse, riche, mais qui se cherche
La réussite de l’économie suisse n’est pas gravée dans le marbre, malgré sa résistance aux crises, ont souligné les participants à la conférence, hier à Lausanne
En une semaine, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue en Europe. Mercredi, un demi-million de manifestants ont dit leur colère et leur désespoir au Royaume-Uni. La situation économique du pays s’est effondrée depuis le Brexit, à tel point que des Anglais doivent choisir entre manger et se chauffer. L’inflation atteint 10%.
Mardi, un million de manifestants se sont mobilisés contre la réforme des retraites dans l’Hexagone, un mouvement d’une force inédite depuis des années. En France aussi, la pauvreté est une réalité, et pas seulement pour les retraités. Des étudiants renoncent à certains repas pour terminer le mois. La hausse des prix est de 6% en janvier 2023.
Le même jour, entre 3000 et 6000 fonctionnaires sont descendus dans les rues vaudoises, principalement à Lausanne, revendiquant une indexation de leurs salaires plus importante que celle décidée par le Conseil d’Etat. Ici aussi la pauvreté existe, mais dans des proportions incomparables avec le Royaume-Uni et la France. L’inflation a été de 2,8% en 2022. Sommes-nous conscients de notre situation?
Globalement, nous nous en sortons bien, voire très bien. Notre pays a réussi à émerger plus fort de chaque crise, en termes relatifs, a affirmé jeudi à Lausanne Philipp Hildebrand, vice-président du gestionnaire d’actifs BlackRock, dans un événement organisé par Le Temps. Que ce soit après la dernière crise financière ou plus récemment la pandémie de covid, la résilience helvétique est remarquable. La recette est connue. La qualité de la formation et des infrastructures, la stabilité politique, la force de la place financière et de certaines industries d’exportation comme la pharma et l’horlogerie, et même le multilinguisme. La Suisse est deuxième au classement mondial de la compétitivité de l’IMD, derrière le Danemark, et elle n’a pas encore oublié qu’avant de distribuer la richesse, il faut la créer.
Mais le monde dans lequel nous sommes entrés est rude, pour reprendre les termes de l’ex-président de la BNS Philipp Hildebrand. La guerre en Ukraine s’enlise, créant une crise humanitaire et économique en Europe, qui profite aux Etats-Unis. La Chine menace Taïwan et détient trop de clés sur le plan logistique et industriel mondial. Les grands blocs économiques s’affrontent et menacent le multilatéralisme. Ce paysage est dangereux pour la Suisse, riche mais arrimée à aucun ensemble politique et économique, neutre mais peut-être pas tant que ça, à la recherche d’une relation avec l’Europe depuis des années. Une Suisse riche, un peu seule et qui se cherche.
Globalement, nous nous en sortons bien
Entre la crise financière, la fin du secret bancaire ou plus récemment la pandémie de covid, l’économie suisse surprend par sa capacité d’adaptation. Les participants au Forum Horizon, organisé jeudi par Le Temps avec le soutien de Cité Gestion, à l’IMD à Lausanne, ont abordé les raisons de cette prospérité, mais également les défis à affronter pour la préserver.
«A chaque crise, la Suisse ressort dans une meilleure position en termes relatifs», a souligné Philipp Hildebrand, vice-président du gestionnaire d’actifs américain BlackRock. Reste que l’économie helvétique ne doit pas se reposer sur ses lauriers, car «nous entrons dans un monde beaucoup plus rude et compétitif», a averti l’ancien patron de la Banque nationale suisse (BNS). Il en veut pour preuve l’Inflation Reduction Act (IRA), le colossal programme d’investissements et de subventions adopté par les Etats-Unis pour aider les entreprises américaines.
Plutôt qu’une mesure protectionniste, l’IRA reflète «la volonté de mettre en oeuvre des politiques très agressives pour renforcer sa compétitivité», estime le vice-président de BlackRock. «La stratégie des Etats-Unis est très claire et en tant qu’Européen, ça m’inquiète», a-t-il souligné. Conséquence, «préserver la prospérité de la Suisse sera encore plus difficile» dans les années à venir.
Une fragilité à ne pas sous-estimer
A ses yeux, il manque actuellement en Suisse une stratégie politique claire et courageuse, adaptée à ce nouveau monde. Il est urgent, selon lui, de se rapprocher de l’Union européenne (UE). «Si l’adhésion n’est pas une option, un accord avec l’UE ressemblerait beaucoup à la version qui était sur la table et qui a été refusée par la Suisse», note Philipp Hildebrand.
Evoquant les difficultés rencontrées par l’économie britannique, l’ex-président de la BNS a rappelé à propos du Brexit que des erreurs stratégiques pouvaient avoir des répercussions désastreuses. «Ce qui se passe actuellement au Royaume-Uni est une catastrophe. C’est un signal d’avertissement. Il y a une fragilité qu’il ne faut pas sous-estimer, si une stratégie extrême est choisie sans réflexion», a-t-il souligné.
Autre motif de préoccupation pour le vice-président de BlackRock: le discours politique actuel en Suisse qui se focalise sur la demande plutôt que sur la création de richesses. «Nous ne pouvons distribuer que ce que nous créons. Il faut inverser la discussion et remettre la création de valeur au centre sinon nous allons dilapider notre prospérité», a-t-il affirmé.
Retard dans la numérisation
L’avenir de l’industrie pharmaceutique, locomotive de l’économie helvétique, a également été au menu des discussions. Les intervenants ont déploré le retard pris en Suisse en matière de numérisation et les difficultés rencontrées par les systèmes de santé pour suivre les innovations. «La santé ne doit pas être considérée comme un coût, mais comme un investissement», a déclaré Marie-France Tschudin. La directrice de la division médicaments innovants chez Novartis a appelé à investir davantage dans la prévention, citant en exemple le fait que 80% des décès imputables aux maladies cardiovasculaires pourraient être évités.
«La Suisse a un budget de santé publique énorme. Le problème n’est pas le manque de ressources, mais la manière dont l’argent est dépensé. Investir en amont est une nécessité. La technologie peut éviter des hospitalisations», a abondé dans son sens Michel Demaré, président du conseil d’administration du groupe pharmaceutique suédo-britannique AstraZeneca.
Dans cette optique, l’intelligence artificielle représente une formidable opportunité. «Grâce à sa précision de diagnostic, elle va permettre de réduire les coûts. La Suisse doit devenir plus rapide sur le plan numérique, notamment en matière de dossier électronique du patient», a illustré David Loew, directeur général du laboratoire français Ipsen.
«La stratégie des Etats-Unis est très claire et en tant qu’Européen, ça m’inquiète» PHILIPP HILDEBRAND, VICE-PRÉSIDENT DE BLACKROCK
Faut-il une politique industrielle?
Le mot de la fin est revenu au conseiller fédéral Guy Parmelin. Interrogé sur les raisons de la prospérité helvétique, le ministre de l’Economie a mis en avant «notre excellent système éducatif, le fédéralisme – qui certes ralentit la prise de décision, mais permet d’éviter certaines erreurs – ainsi que l’absence de politique industrielle».
Alors que les Etats-Unis prennent des mesures ambitieuses, ne faudrait-il pas remettre en question le dogme de l’absence de politique industrielle? «La Suisse n’est pas inactive, mais nous avons toujours pensé que ce sont les entreprises, le secteur privé et les hautes écoles qui sont mieux placés pour déterminer les futures forces qui seront nécessaires», explique Guy Parmelin.
Le Vaudois a également tenu à rappeler la capacité d’adaptation des PME, qui représentent plus de 95% des entreprises du pays, et l’importance du réseau d’accords de libre-échange, qu’il faut développer. En comparaison internationale, la Suisse est bien placée. «Mais si le conflit en Ukraine continue à s’étendre et que nous n’arrivons pas à corriger notre dépendance énergétique, le réveil pourrait être difficile», a-t-il conclu.
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