Parsifal à Genève, du sang sur le Graal
Le Grand Théâtre de Genève donne Parsifal, le festival scénique sacré de Richard Wagner. L’oeuvre ne laisse pas indifférent. Plus de quatre heures d’une musique sublime, des voix d’une incroyable exigence, une thématique religieuse, des clés de compréhension multiples: les wagnériens, dont je suis, vénèrent cet opéra grandiose et bouleversant. Mais, comme dans tous les domaines, on peut aimer ou détester, et l’exprimer. Alors, qu’il me soit aussi permis de vous confier mon opinion sur la mise en scène inepte offerte par l’Allemand Michael Thalheimer à des spectateurs perplexes, choqués, indignés. A dire vrai, ma réaction ne doit pas être originale, car les critiques spécialisées sont dans l’ensemble très mitigées, pour ne pas dire exécrables. C’est justice!
Bref résumé. Au premier acte, les chanteurs sont affublés de tenues sanguinolentes. Tous infirmes, ils déambulent avec des béquilles, pliés en deux, et mettent un temps infini pour traverser la scène. Au moment de célébrer le saint Graal, ils barbouillent le décor de sang, il en coule partout, ils en jettent sur les parois. Une vision d’abattoir! Quant au héros, Parsifal, il apparaît en sous-vêtements, camisole et caleçon long. Ridicule! Tout cela se trouve en parfaite contradiction avec les paroles chantées, avec le sens de l’oeuvre et avec la trame de l’histoire. Au deuxième acte, la mise en scène n’apporte rien, mais on la tolère parce qu’elle est moins outrancière. Au troisième acte, Kundry s’emploie à gribouiller le mur de sang et, dérision ultime, Parsifal est grimé en clown. Cette irruption lamentable du Joker dans l’univers wagnérien ne relève que de la lubie.
Le metteur en scène s’explique, il s’est voulu minimaliste. Que ne l’est-il! Le minimalisme consiste à limiter les moyens pour un résultat épuré. C’est ce que Wieland Wagner, avec une parfaite réussite, avait inauguré en 1973 (déjà!) au Festival de Bayreuth. L’ampleur de cet opéra qui exige une écoute religieuse se prête particulièrement bien à la sobriété visuelle. C’est le contraire qui nous est imposé à Genève. La volonté délibérée d’attirer l’attention du spectateur sur la mise en scène plutôt que sur la musique contrarie l’ensemble du propos artistique.
Pourtant, nombre de spectacles «revisités» ont été des succès. Passé un premier instant où il est déstabilisé, le public oublie ce qu’il a toujours vu, gagne un nouveau regard et accepte ce que le metteur en scène lui soumet. Pour cela, faut-il que celui-ci ait voulu servir l’oeuvre et non la pervertir comme l’a fait Michael Thalheimer à Genève. Lui qui prétend «cerner le coeur de l’ouvrage» a décidé d’y plaquer une critique de notre modernité, et nous rebat les oreilles de vieilles antiennes sur le monde qui ne tourne pas rond… à cause du capitalisme et de l’argent, évidemment! (voir LT du 24 janvier)
Décidément, notre société contemporaine, déjà si avare de beauté parce qu’elle préfère l’utile, semble chérir le laid comme le cochon sa fange. Quelle aisance, quel plaisir, quelle facilité dans la laideur, alors que le beau se dérobe souvent, même à l’effort le plus persévérant, à la recherche la plus passionnée. Dans une société vivante, le laid existe, mais il est désigné comme tel et consensuellement rejeté. Dans une société décadente, au contraire, il est fédérateur. Faute de trouver en elle les germes du beau, elle s’emploie à détruire le caractère universel des chefsd’oeuvre par la dérision.
Heureusement, à l’opéra, le spectateur peut fermer les yeux et se laisser pénétrer par une musique transcendante qui va chercher en lui une part cachée de divin. Il lui sera alors loisible d’apprécier la qualité de l’Orchestre de la Suisse romande placé sous la direction précise et inspirée de son chef, Jonathan Nott. Il lui sera possible de reconnaître la beauté des voix, celle de Gurnemanz (Tareq Nazmi) à son sommet. Et, face à l’immortel génie de Wagner, il jettera aux oubliettes de l’histoire la vacuité prétentieuse d’un metteur en scène à la mode. ■