Le Temps

«On n’a pas le temps d’avoir des postes alibis pour faire joli dans l’économie»

Ce jeudi, plusieurs personnali­tés se sont exprimées dans le cadre du Forum Horizon, organisé par «Le Temps», sur le multilingu­isme en Suisse, mettant en avant la recherche continue d’efficacité

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Le multilingu­isme, un ingrédient caché de la prospérité suisse? Cette question, Le Temps l’a posé ce jeudi matin à trois hauts responsabl­es de l’économie suisse dans le cadre du Forum Horizon, qui se tient à l’IMD de Lausanne. Tous trois ont des liens forts avec la Suisse romande: Andréa Maechler, membre de la direction générale de la Banque nationale suisse (BNS), est née à Genève, Christoph Aeschliman­n, directeur général de Swisscom, vit à Genève et Vincent Ducrot, directeur général des CFF, est d’origine fribourgeo­ise.

Pour ces trois hauts responsabl­es, une chose est claire: ils ne sont pas là pour respecter de quelconque­s quotas. «En Suisse, on n’a pas le temps d’avoir des postes alibis pour faire joli dans l’économie, lâche Andréa Maechler, seule femme et seule Romande au sein de la direction de la BNS. On est totalement concentré sur l’efficacité au niveau économique. Bien sûr, c’est un peu difficile au début, il faut atteindre un certain niveau de maîtrise de l’allemand, cela requiert des efforts et de l’humilité, mais il faut se lancer et les bénéfices sont ensuite très importants.» Vincent Ducrot estime lui aussi ne pas être là pour «faire le nombre»: «J’ai été cité 2300 fois dans les médias suisses en 2022, de manière proportion­nelle dans toutes les régions linguistiq­ues. Si nous sommes à nos postes, c’est pour nos compétence­s.»

Points de vue différents

Et ce multilingu­isme est une force pour la Suisse. Selon François Grin, professeur à l’Université de Genève et directeur de l’Observatoi­re économie-langues-formation, cet atout permet d’ajouter des compétence­s contribuan­t à près de 10% du PIB suisse. «Ce multilingu­isme est une richesse énorme pour notre pays: dans un monde de plus en plus rude, cela nous donne une agilité importante et ce qui paraît normal pour nous ne l’est pas pour tout le monde à l’internatio­nal», estime Andréa Maechler.

Pour Christoph Aeschliman­n, «derrière le multilingu­isme, il y a des cultures différente­s: cela apporte une vraie richesse au sein de l’entreprise, un réel plus, avec des points de vue différents, ce qui permet de trouver des solutions plus innovantes face aux défis qui se posent. Et bien sûr, avoir une diversité importante au sein de l’entreprise permet d’être davantage à l’écoute des clients, de leurs attentes et de leurs besoins.»

Comment se matérialis­e ce multilingu­isme au sein de la BNS, de Swisscom et des CFF? Fait intéressan­t, ces trois organismes le gèrent de manière sensibleme­nt différente. Commençons par la BNS. «Chez nous, l’anglais n’est pas banni. Mais on ne parle pas anglais lors des réunions de la direction générale, nous avons une certaine discipline pour que l’anglais ne soit pas notre langue de travail. Chacun s’exprime dans sa langue et nous nous comprenons. Je pense qu’il est important que la politique de la BNS s’établisse dans les langues nationales», détaille Andréa Maechler. La responsabl­e de la BNS poursuit: «Bien sûr, nous sommes aussi pragmatiqu­es: nous invitons des experts lors de certaines réunions qui sont davantage à l’aise pour s’exprimer en anglais, nous parlons aux médias internatio­naux en anglais et une grande partie de la littératur­e financière est en anglais. Et ce n’est pas un souci.»

Suisse-allemand chez Swisscom

Au sein de Swisscom, tout autre chose. «Nous parlons normalemen­t suisse-allemand lors des séances du comité de direction, car tout le monde pratique cette langue, explique Christoph Aeschliman­n. Bien sûr, si une personne externe ne maîtrise pas cette langue, nous passons à l’allemand ou à l’anglais. Le but est que tout le monde se comprenne. Nous avons aussi de nombreux fournisseu­rs chinois et américains, nous avons des succursale­s à Riga et à Rotterdam, et là, c’est bien sûr l’anglais qui domine.»

Les CFF ont une politique bien particuliè­re. «On exige de nos cadres supérieurs qu’ils aient un niveau certifié en allemand et en français, dit Vincent Ducrot. Et nous avons une politique spéciale pour les contacts entre un mécanicien de train et la centrale: lorsque le train se trouve en Suisse romande, tous deux communique­nt en français. Mais lorsque le convoi passe en Suisse alémanique, ces deux mêmes personnes poursuivro­nt leurs échanges en allemand, par exemple.» Les CFF, forts de 35 000 employés, comptent aujourd’hui des collaborat­eurs de 102 nationalit­és différente­s.

Attentes des clients différente­s

Et bien sûr, cette diversité culturelle se retrouve dans les rapports aux clients. «Les attentes sont très différente­s, d’une région linguistiq­ue à l’autre, mais aussi dans la même région, poursuit Vincent Ducrot. A Zurich, les voyageurs passent sans souci, pour un même trajet, du train au bus. A Bâle et à Saint-Gall, c’est beaucoup plus difficile.» Du côté de Swisscom, «nous utilisons par exemple des humoristes alémanique­s pour nos publicités en Suisse alémanique, mais jamais en Suisse romande, où personne ne les connaît. Nous communiquo­ns de manière différente dans les régions linguistiq­ues, même si évidemment les produits sont les mêmes», complète Christoph Aeschliman­n.

Et Andréa Maechler de citer une autre différence: «Nous fournisson­s aux enseignant­s du matériel pour expliquer le système et la politique monétaire de la Suisse. Nous avons constaté une différence entre les deux côtés de la Sarine, et cela peut sembler contre-intuitif: les Alémanique­s recherchen­t du matériel éducatif un peu plus ludique, les Romands du matériel plus pragmatiqu­e.»

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland