Des deux côtés de la frontière, faire face à la pénurie de soignants
En Suisse, le personnel formé change de profession au bout de trois ans en moyenne. En France voisine, le manque d’infirmiers conduit à la fermeture de lits dans les hôpitaux et les maisons de retraite
A Genève, la pénurie d’infirmiers et d’aides-soignants suscite de vives inquiétudes. En France voisine, la situation est plus préoccupante encore. L’attrait des rémunérations helvétiques prive les établissements d’une maind’oeuvre pourtant formée sur place. En Haute-Savoie, 41% du personnel soignant travaille de l’autre côté de la frontière, principalement à Genève. Tous métiers confondus (infirmier, assistant en soins et santé communautaire, aide en soins et accompagnement), plus de la moitié des employés du canton résident en France. La tendance est à la hausse à Genève, comme dans le canton de Vaud.
En fin d’année dernière, Martial Saddier, président du conseil départemental de la Haute-Savoie, en a expliqué les conséquences en ces termes au ministre français de la Santé: «On dénombre plus de 1000 lits fermés dans les EHPAD [équivalent des EMS] et hôpitaux de Haute-Savoie depuis un an. Certains établissements ont dû fermer des services entiers, non pas par manque de moyens, mais de personnel. Le système est en train d’exploser.» La question a grandement occupé les esprits lors des Etats généraux de la santé, qui se sont tenus le 7 décembre avec la participation d’édiles franco-suisses.
Députée du Centre, Delphine Bachmann a par ailleurs déposé une résolution la semaine dernière au Grand Conseil. Egalement membre de la direction du groupe Hirslanden, qui comprend la Clinique des Grangettes, elle demande que le canton mette en oeuvre un plan d’action transfrontalier pour faciliter la mobilité des patients, élargir la coopération en matière de soins et de formation ainsi que favoriser l’échange de personnel.
«Oreiller de paresse»
Actuellement, il existe un accord de principe selon lequel les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) s’engagent à ne pas débaucher du personnel employé en France. Mais il est facile à contourner par le personnel qui veut venir travailler chez nous, précise Mauro Poggia, président du Conseil d’Etat genevois et responsable de la santé. Par exemple en passant par une agence de recrutement ou par une clinique privée. Car celles-ci ne sont pas tenues de jouer le jeu: 79% de leur personnel soignant est frontalier, selon l’Observatoire statistique transfrontalier. «Certaines ont compris l’importance de former du personnel local», nuance Dominique Roulin, directrice de l’OrTra, association qui défend les intérêts des acteurs de la santé et du social. Dans le secteur public, cette proportion gravite autour de 50%.
«Nous devons réfléchir à la façon d’attirer davantage de jeunes» MARIE-LAURE KAISER, DIRECTRICE DE LA HAUTE ÉCOLE DE SANTÉ DE GENÈVE
Comme l’écart salarial atteint un facteur trois entre la France et la Suisse, prendre conscience de la situation ne suffira pas à endiguer le phénomène, que la pandémie n’a fait qu’accroître. Dans l’Hexagone, les autorités songent très sérieusement à imposer à leurs diplômés de travailler une certaine durée dans un établissement français, sous peine de devoir rembourser à l’Etat une partie du coût de la formation. «Ce serait une entrave à la libre circulation des personnes, mais je peux le comprendre», souligne Mauro Poggia.
Côté suisse, cela signifierait la fin d’un flux plutôt confortable, ou d’un «oreiller de paresse», comme le formule Mauro Poggia. De fait, il s’agit de puiser dans «une main-d’oeuvre bien formée, motivée et habitant à proximité», étaye Dominique Roulin. «D’un point de vue éthique, nous ne pouvons pas continuer ainsi», ajoute Marie-Laure Kaiser, directrice de la Haute Ecole de santé.
La conclusion qui découle de ces constats s’impose: Genève va devoir accroître le nombre de diplômés. Sur 180 étudiants qui entament la formation, Genève décerne en moyenne 130 titres d’infirmier par année. C’est deux fois plus qu’il y a dix ans, mais «cela reste nettement insuffisant. Nous devons réfléchir à la façon d’attirer davantage de jeunes vers nos filières», poursuit Marie-Laure Kaiser. L’essentiel des besoins se concentre aux HUG, dans les EMS et l’Institution genevoise de maintien à domicile (IMAD). Le canton compte progressivement atteindre 70% à 80% de main-d’oeuvre formée localement, contre 44% actuellement. Le personnel soignant demeure majoritairement féminin, à raison de 80% à 90% des emplois.
Personnel lessivé
Former davantage suffira-t-il? Ce serait trop simple. L’enjeu consiste aussi, et peut-être surtout, à maintenir ces personnes en emploi. Car, au terme de quatre années de formation, les diplômés n’exercent leur métier que pendant trois ans en moyenne. «Contre sept ans encore il y a une dizaine d’années», complète Dominique Roulin. Les horaires irréguliers, la faible compatibilité avec la vie de famille, le manque de reconnaissance, la rémunération et la charge émotionnelle parfois forte sont autant de facteurs qui conduisent à se réorienter. «Nous devons réfléchir à la façon de rendre la profession plus attrayante», estime Marie-Laure Kaiser, pour qui le travail est trop souvent décrit comme harassant et le personnel lessivé par la pandémie.
Pour y parvenir, les acteurs interrogés fondent leurs espoirs sur la mise en oeuvre de l’initiative «Pour des soins infirmiers forts», acceptée par le peuple suisse en 2021. Le Conseil fédéral vient de proposer à cet égard une «offensive» en matière de formation, qui devrait entrer en vigueur l’année prochaine. Dans un second temps, il prévoit d’améliorer les conditions de travail pour attirer davantage de jeunes vers les soins, en agissant en particulier sur les plans de carrière et la compatibilité entre la vie professionnelle et familiale. «Tout cela n’ira pas sans coût. Et je rappelle que notre système de santé est déjà très onéreux», prévient Mauro Poggia.
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