Le Temps

Russes et Ukrainiens dansent un étrange ballet à Courchevel Un étrange ballet à Courchevel

Alors que les championna­ts du monde de ski s’ouvrent lundi 6 février dans la station savoyarde huppée, un autre slalom se joue en coulisses entre clients russes et réfugiés ukrainiens qui se côtoient dans les grands hôtels

- CAMILLE BELSOEUR, COURCHEVEL *Les prénoms ont été changés

Depuis le lacis de ruelles qui serpentent entre les chalets massifs du village du Praz, à 1200 mètres d’altitude, les vacanciers qui quittent leur logement, skis sur l’épaule, peuvent apercevoir une montagne d’un genre nouveau. A l’écart des habitation­s, une structure métallique grimpe vers le ciel. Ce sont les gradins qui ont été installés devant l’aire d’arrivée de la piste des championna­ts du monde de ski alpin 2023. L’événement se tient dans la station française très huppée de Courchevel, qui va être en pleine lumière pendant une dizaine de jours (du 6 au 19 février).

Si l’office de tourisme local prend plaisir à décrire en détail chaque portion de la piste de l’Eclipse sur laquelle descendron­t les hommes (les épreuves féminines se déroulent sur le domaine voisin de Méribel), d’autres particular­ités de la station savoyarde ne figurent pas dans les dépliants remis aux touristes.

Le village de Courchevel 1850 concentre des dizaines d’hôtels de grand standing. Sur les trottoirs enneigés, des voituriers attendent les clients et des vans privés déposent des groupes de vacanciers très fortunés. Parmi eux, de nombreux touristes russes. Réputée pour son luxe, Courchevel attire depuis de longues années une importante clientèle du pays de Vladimir Poutine. Des médias ressortent régulièrem­ent le chiffre de 7% de clients russes avant la guerre. L’office de tourisme affirme que cette estimation est surévaluée.

Avec l’invasion de l’Ukraine et les restrictio­ns des visas pour les voyageurs russes en Europe, certains observateu­rs imaginaien­t en tout cas que les Moscovites ou Saint-Pétersbour­geois déserterai­ent les Trois Vallées. C’est loin d’être le cas. «Pour les Russes qui ont des passeports étrangers, c’est toujours aussi facile de venir ici. Ils sont encore nombreux, bien qu’un peu moins depuis le début de la guerre», souffle Isabelle Monsenego, élue d’opposition au conseil municipal.

Cette présence russe ne doit pas masquer le fait que le maire de Courchevel, Jean-Yves Pachod, et son équipe n’ont pas adopté une politique pro-Moscou ces derniers mois. Dès le début de l’invasion, les drapeaux russes qui flottaient devant des bâtiments ont été baissés. Et puis, des réfugiés ukrainiens ont été accueillis à bras ouverts. En avril 2022, la station avait accueilli des hockeyeurs et leurs familles dans un chalet communal mis à leur dispositio­n. L’initiative avait été organisée par le club de hockey, la commune et des associatio­ns. Une suite de mesures qui a même mis en colère certains habitants et commerçant­s, qui craignent de perdre la clientèle russe. «Ça fait quarante ans qu’on a des Russes dans la commune et Courchevel a baissé leur drapeau dès le début de la guerre. La commune a pris position pour l’Ukraine, alors que nous ne sommes pas là pour prendre position à mon avis», pointe Isabelle Monsenego.

La guerre s’est en tout cas transposée en silence dans les salons des hôtels de la station. Certains Ukrainiens sont restés travailler ici. D’autres sont arrivés. Derrière les lourdes portes des palaces du front de neige, des réfugiés qui travaillen­t comme barmen, serveurs, employés de cuisine, servent quotidienn­ement la clientèle russe. Quand nous avons essayé d’interroger des attachés de presse de la station sur le sujet, les réponses se sont faites très élusives. «Je n’ai rien entendu sur la présence de touristes russes ou de réfugiés ukrainiens. Mais je vais laisser traîner mes oreilles», lance une communican­te jointe quelques jours avant notre venue. Un membre d’une associatio­n savoyarde, qui apporte son aide aux réfugiés de la région, nous a même raccroché au nez quand nous lui avons exposé le sujet de notre reportage. Pas moyen non plus d’obtenir une réaction du maire ou d’un membre de sa majorité municipale malgré de multiples relances.

«Un hôtelier ne fait pas de politique»

Le directeur d’un établissem­ent hôtelier a fait tout l’inverse en nous ouvrant les portes de son palace où travaillen­t plusieurs réfugiés ukrainiens. Pour accéder au salon de cet établissem­ent cinq étoiles, il faut d’abord grimper un large escalier recouvert d’une épaisse moquette aux couleurs éclatantes. Devant l’accueil, un groupe de clients russes demande conseil pour une escapade en montagne. Ils sont sept ou huit.

Le directeur de l’hôtel veut bien nous faire rencontrer ses employés ukrainiens, à condition de rester anonyme. Cet homme d’une cinquantai­ne d’années porte un costume intemporel. Il pourrait être le maître d’hôtel d’un palace de la Côte d’Azur dans les années 1970, comme un personnage du film The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson. Son français est parfait, mais un très léger accent laisse entendre qu’il a grandi ailleurs.

Oui, des Russes logent dans son établissem­ent: «Un hôtelier ne fait pas de politique. On est neutre. On respecte tout le monde. L’argent n’a pas d’odeur»,

sourit-il. Pour lui, l’arrivée de réfugiés ukrainiens a permis d’embaucher. «On manque de personnel. Pour nous, les réfugiés ukrainiens sont les bienvenus. Le malheur des uns fait le bonheur des autres», dit-il. Encore plus avec les championna­ts du monde de ski qui vont remplir ses chambres. Les skieurs d’une équipe nationale vont passer la quinzaine dans son établissem­ent.

Sergueï se joint à nous. Il est Ukrainien, mais lui est arrivé en France il y a un bon moment. «J’ai toujours voulu travailler en cuisine et je suis venu pour ça, il y a 15 ans. J’ai d’abord fait un stage à Grignan, dans la Drôme, dans un restaurant étoilé au Michelin. Je suis resté dans ce petit village pendant 10 ans, et puis j’ai voulu changer d’air».

La famille de ce jeune père divorcé est toujours en Ukraine. Il était en vacances dans son pays natal juste avant le déclenchem­ent de la guerre. «Je suis parti le 22 février d’Ukraine, c’était la fin de mes vacances. Le conflit a commencé 48 heures après. Ma famille habite à cinq kilomètres de Kharkiv. Mon père est parti sur le front depuis quelques jours à Bakhmout. Il disait “tout va bien” la dernière fois que je l’ai eu au téléphone. Il s’était engagé comme volontaire quatre semaines avant le début de la guerre. Il est rentré plusieurs mois à Kharkiv ensuite, puis il a été envoyé au front début 2023», explique Sergueï. On sent l’émotion dans sa voix.

«C’est très difficile de faire à manger pour des Russes»

Sergueï a assisté à l’afflux de réfugiés ukrainiens en France et plus précisémen­t à Courchevel. Il a joué le rôle de grand frère. «On est tous ensemble entre Ukrainiens et ça fait du bien. On a aidé beaucoup de gens au début de la guerre pour leur trouver du travail. En France, il y a eu des gens au grand coeur pour l’accueil des réfugiés», raconte-t-il.

Il s’interrompt et va chercher Helena* et Maxim*, deux réfugiés qui travaillen­t dans l’hôtel. Helena, une jeune blonde d’une vingtaine d’années, travaille comme serveuse. Elle prend directemen­t les commandes des nombreux clients russes de l’hôtel. Selon Sergueï, ces derniers occupaient plus de la moitié des chambres de l’établissem­ent à la fin du mois de janvier. Maxim travaille, lui, en cuisine. «C’est très difficile mentalemen­t de faire à manger pour des Russes», souffle Maxim, pas bavard. Il serre les dents. Helena est plus prolixe. Elle s’exprime dans un français très fluide. «Comme je parle leur langue, je prends toutes les tables avec des Russes, et au début c’était compliqué. C’est dur de les voir ici en vacances prendre du bon temps alors que la Russie fait la guerre à notre pays...» Elle s’effondre soudain en larmes et s’absente quelques instants.

Sergueï prend le relais. «Quand je vois un client russe je suis tendu. Il n’y a pas de remarques déplacées, mais il y a de la tension. Quand je vois un Russe avec un tee-shirt à la gloire de la Russie, ça me fait mal. Je ne rentre pas dans les discussion­s avec les clients. Tous les Russes me disent «on est contre la guerre», mais c’est souvent une posture. Les clients russes sont les plus difficiles du monde. Ce n’est pas un plaisir de travailler avec eux déjà en temps normal», lâche ce solide gaillard. Son patron avait même craint des bagarres lors du réveillon du 31 décembre. «Avec l’alcool, j’avais peur qu’il se passe quelque chose entre Russes et Ukrainiens, mais il n’y a pas eu d’incident».

Helena reprend le fil de la discussion. Elle connaît plusieurs autres jeunes réfugiés dans la station. Elle vit d’ailleurs en colocation avec une compatriot­e qui travaille dans un autre hôtel. «Je suis arrivée de Kiev en mars 2022. J’ai été d’abord à Paris puis dans le sud de la France. Je parle français et je suis donc venue. Tout le monde me parlait de Courchevel, tous mes collègues sur la Côte d’Azur me vendaient la station».

Des sentiments contrastés

Elle vit la guerre à distance, même si elle s’est rendue au pays pendant ses dernières vacances. «J’appelle tout le temps ma famille en Ukraine. C’est encore plus compliqué pour eux depuis quelques semaines. La guerre s’est encore intensifié­e. Quand je suis venue à Kiev il y a deux semaines, il n’y avait plus d’électricit­é, tu ne peux rien faire. Je suis heureuse d’avoir fui les bombardeme­nts».

Pour elle, comme pour ses collègues, l’exil provoque des sentiments contrastés. «Notre famille est contente qu’on soit là, on est en vie, on a un salaire. Mais, je me sens mal tous les jours pour ça», dit Sergueï. Ses salaires lui ont notamment permis d’offrir un gilet pare-balles à son père. «À son arrivée dans l’armée, il avait des chaussures de ville et une veste d’été».

D’autres Ukrainiens qui fréquenten­t Courchevel sont moins gênés. Malgré la guerre, de riches habitants de Kiev, Odessa ou encore de Lviv viennent dévaler les pentes du domaine skiable. Sergueï en croise régulièrem­ent dans l’hôtel et son patron craint toujours de se tromper entre les visiteurs des deux nationalit­és.

Une vidéo de clients ukrainiens qui brandissai­ent des drapeaux bleu et jaune sur la terrasse du restaurant d’altitude La Bagatelle avait fait le tour des réseaux sociaux au début du mois de janvier. Le 28 décembre dernier, le richissime homme d’affaires Kostiantin Jevago, qui faisait l’objet d’une demande d’extraditio­n dans son pays pour des faits de corruption, avait été interpellé alors qu’il séjournait à Courchevel.

Il y aura aussi des skieurs ukrainiens en lice des championna­ts du monde et ils feront la fierté des réfugiés installés sur place. Même si leurs chances de médailles sont très faibles, là n’est plus l’enjeu.

«Tous les Russes me disent «on est contre la guerre», mais c’est souvent une posture» SERGUEÏ, CUISINIER UKRAINIEN

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Les boutiques de luxe sont légion dans les cinq villages de la station.
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Dès le début de la guerre, les drapeaux russes qui flottaient devant certains bâtiments ont été retirés.
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A Courchevel, les réfugiés ukrainiens ont été accueil
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(MORGAN FACHE POUR LE TEMPS) lis à bras ouverts. En période de pénurie de personnel, «le malheur des uns fait le bonheur des autres», confie un hôtelier.
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«Quand je vois un Russe avec un tee-shirt à la gloire de la Russie, ça me fait mal», explique Sergueï, arrivé en France il y a quinze ans.
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Réputée pour son luxe, Courchevel attire depuis de longues années une importante clientèle russe.

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