Le Temps

Dans Bakhmout crucifiée, l’énergie du désespoir

- BORIS MABILLARD, BAKHMOUT

Les troupes russes coupent peu à peu les derniers accès routiers. Pourtant, plus de 5000 civils s’accrochent à leur ville au risque d’y mourir. L’armée ukrainienn­e se défend au prix de pertes humaines importante­s, mais la perspectiv­e d’un retrait vers des lignes de défense plus solides se précise

Un pénitent sans âge se fraye un chemin à travers les autres soiffards, éclopés et retraités hagards réunis dans l'abri. Il s'agenouille devant le pasteur baptiste qui l'invite à confesser ses péchés. «Dieu, pardonne-moi tous mes meurtres», dit-il sans baisser la voix. La petite assemblée reste indifféren­te, car dans l'enfer de Bakhmout, personne n'est plus juge de personne.

Une seule préoccupat­ion demeure: passer la journée, puis la suivante, malgré les bombardeme­nts incessants. Environ 5000 habitants, sur les 71 000 que comptait Bakhmout il y a une année, ont choisi de rester dans leur ville malgré l'absence d'électricit­é, de gaz et d'eau courante. Pourtant, les combats s'intensifie­nt alors que se précise chaque jour davantage la menace d'une occupation russe. La ville est en passe d'être étranglée comme l'ont été avant elle, Marioupol, Severodone­tsk, Lyssytchan­sk et Soledar. Les militaires ukrainiens creusent de nouvelles tranchées, au-delà de la ville, minent les champs alentour et construise­nt des bunkers. En abandonnan­t Bakhmout et ses habitants pour limiter les pertes, l'état-major ukrainien offrirait du même coup à Vladimir Poutine sa plus belle victoire depuis le printemps dernier.

Olha sèche les larmes qu'elle retenait durant la lecture de l'Evangile avant que la guitare du pasteur et le chant ne la submergent d'émotion. Elle est enceinte de quinze semaines et à tous ceux qui lui enjoignent de mener sa grossesse dans un lieu plus sûr, elle répond catégoriqu­ement non. Même Vlad, son mari de treize ans son cadet, n'a pu la convaincre. Vlad est même parti pour se réfugier à Dnipro, espérant que son épouse l'accompagne. Mais l'obstinatio­n d'Olha a eu raison de la peur de son mari et il a rebroussé chemin. «J'ai promis à ma mère et à ma soeur de veiller sur la maison où nous avons toutes les trois grandi, se justifie Olha. Et puis j'irais où, si je partais?» Un homme ivre l'interrompt en fulminant. «Il n'y a nulle part où aller pour nous, éructe-t-il. Ils nous gardent trois jours dans un refuge, nous donnent quelques milliers de hrivnas puis nous chassent comme des malpropres.»

«Je veille sur un tas de ruines»

L'abri, comme trois autres en ville, est géré par Unity of People, une associatio­n locale de bénévoles qui fonctionne grâce aux dons. En plus de l'aide alimentair­e et des repas gratuits, les habitants de Bakhmout viennent pour s'y réchauffer, prendre des nouvelles en buvant un thé, charger leurs téléphones portables ou simplement se connecter à internet. «A Bakhmout, les civils ont de quoi manger, explique Mikhaïl, le responsabl­e de Unity of People. Ils ne manquent de rien, sinon d'eau. Depuis six mois, se laver, faire la lessive ou simplement boire au robinet est impossible.» Le froid pose aussi d'insurmonta­bles difficulté­s: le vent glacial s'engouffre par les carreaux cassés et les poêles à bois s'essoufflen­t sans que la températur­e ambiante dans les appartemen­ts dépasse sensibleme­nt les 5 degrés. Personne ne se plaint cependant.

Olha et Vlad arrivent chaque matin vers 9h, à l'ouverture du centre, pour prêter main-forte aux bénévoles. Ils viennent à pied avec un chariot brinquebal­ant qui leur servira au retour pour ramener l'eau à la maison. Selon les jours et l'intensité des bombardeme­nts, ils restent terrés chez eux, sans autre possibilit­é que de se coucher au pied du mur, faute de sous-sol où se réfugier. «La chienne donne l'alerte. On dirait qu'elle sent quand les bombes vont s'écraser dans notre voisinage.» Dehors devant l'entrée du centre, Olha lève les yeux vers son mari dégingandé de presque 2 mètres: «Il doit se courber pour entrer dans la maisonnett­e, ditelle en riant. Avec lui, j'oublie les dangers.» Olha et Vlad habitaient une maison non loin de la rivière, mais une bombe l'a soufflée contraigna­nt le couple à déménager dans un pavillon au fond du jardin. La destructio­n de la maison n'a pas libéré Olha de sa promesse: elle surveille un tas de ruines.

Pour son homélie, le pasteur a choisi, peut-être sans arrière-pensées, La Maison bâtie sur le roc. Dans la salle qui fait réfectoire autant que salon ou lieu de culte, les ouailles sont essentiell­ement orthodoxes mais, explique Olha, «qu'importe le baptême, nous sommes tous chrétiens.» Deux femmes semblent plus attentives à la prédicatio­n que le reste du groupe qui attend la distributi­on des rations avec impatience. Elles prient pour la paix plutôt que pour la victoire. «Nous ne faisons pas de politique, se justifie l'une d'elles. Nous avons toujours vécu avec les Russes; nous étions comme des frères; je ne comprends pas ce qu'il nous est arrivé.» Deux ados se chamaillen­t dans un coin. Un homme les tance sèchement. «Les Russes se rapprochen­t chaque jour un peu plus de chez moi, raconte-t-il. J'entends tirer les kalachniko­vs. Il y a trois semaines, j'étais encore loin du front. On se bat maintenant à trois rues de mon pâté de maisons.»

La situation a basculé à Bakhmout. Les mercenaire­s du groupe Wagner et les troupes régulières russes ont plus avancé en dix jours qu'ils ne l'avaient fait durant les mois de novembre et de décembre. Ils prennent la ville en tenailles par le nord, où ils ont coupé la route; par le sud, où la traversée du pont est désormais impossible depuis sa destructio­n dimanche, et par l'est où ils progressen­t. Fin décembre, il était encore possible d'aller à Bakhmout en venant de Sloviansk ou Siversk, impossible début janvier; à partir du 20 janvier, la route directe vers Kostiantyn­ivka est devenue risquée et la destructio­n du pont, dimanche 29, l'a définitive­ment coupée; le 30, les militaires ont commencé à éviter le détour de Tchassiv Yar par la route de la conduite d'eau, le carrefour étant dans la ligne de mire des snipers russes.

Un petit marché se tient encore dans un quartier à l’ouest du centrevill­e. On y trouve de tout, c’est-àdire trois fois rien

Ci-dessus: sur des étals de fortune, on vend patates, saucisses congelées et images pieuses.

Ci-contre: l’un des abris gérés par Unity of People, une associatio­n locale de bénévoles.

A droite, des habitants hagards assistent au culte.

La star locale du death metal

Cependant, un petit marché se tient encore dans un quartier à l'ouest du centre-ville, sur les hauteurs. On y trouve de tout, c'est-àdire trois fois rien: les marchands des quatre saisons ne proposent que des patates; le boucher un étal de saucisses qui restent congelées grâce aux températur­es frigorifiq­ues. Là, ce sont des images pieuses et des piles. Plus loin, les rebuts de l'aide humanitair­e et l'alcool, interdit dans le Donbass depuis le début de la guerre, s'échangent sous le manteau. Une patrouille de militaires passe en coup de vent sans regarder la marchandis­e mais en dévisagean­t les chalands.

«Ils craignent, explique un commandant, que des saboteurs russes se soient infiltrés dans la ville. Nous avons déjà surpris un petit groupe de combattant­s russes qui tentaient de nous prendre à revers.» De part et d'autre de la rivière Bakhmoutov­ka et jusqu'aux environs de la place centrale, les combats aux armes légères, les tirs des snipers, des tanks et des lance-mines de 20 mm se sont ajoutés aux obusiers de plus grand calibre pour plonger les habitants en enfer. Olha et Vlad ont réuni leurs affaires mais le fracas des obus alentour les retient encore sur le perron de l'abri humanitair­e. A deux pas, Andréï, un grand type maigre au visage allongé, tire comme un forcené sur son mégot. Ses yeux immenses fixent intensémen­t la rue déserte et les gravats qui l'encombrent. Un volontaire passe la porte et le salue, bientôt suivi par d'autres visiteurs: Andréï est une star locale. A la chute du mur, il a été l'un des pionniers de la musique hard rock dans le Donbass. Necrosis, le groupe qu'il a fondé et dont il était le chanteur, tournait dans toute l'Ukraine. Sa came est plus exactement le death metal tendance satanique, ce qui ne l'empêche pas de goûter au service religieux des baptistes et d'y accompagne­r sa mère, avec laquelle il vit. «Les fenêtres ont explosé, décrit-il en dégageant ses sourcils épais de la capuche noire qui dissimule ses cheveux, les murs sont lézardés et l'air y est glacial. L'apocalypse! S'il y avait du courant, j'y ferais du rock.»

Les ambulances filent à tombeau ouvert le long des avenues pour évacuer les blessés vers les hôpitaux de la région. Les pertes sont considérab­les, confirme un officier au bord des larmes à l’entrée de Bakhmout. Ses hommes et lui viennent de quitter leurs tranchées aux avant-postes, ils ramènent un «200» et un «300»; un mort et un blessé grave selon le code hérité de la guerre d’Afghanista­n et utilisé par l’armée ukrainienn­e. «Je ne connais pas les chiffres et je n’aurais pas le droit de les communique­r. Mais je sais que nous perdons ici des centaines d’hommes chaque semaine.»

Sur la colline qui domine la cuvette de Bakhmout et sa rivière, le soldat Kostia manoeuvre une pelleteuse pour creuser de profondes tranchées en zigzags. Une dizaine d’engins de chantier aux couleurs militaires labourent la terre ou érigent des bunkers. «D’ici, on verra mieux l’ennemi, explique Kostia, et il nous verra aussi. Mais les lignes que nous préparons résisteron­t aux assauts. Dès que nous aurons fini, les troupes s’y installero­nt.» Des panneaux sont apparus lundi qui avertissen­t que tout est miné aux alentours des nouvelles fortificat­ions.

«Les morts me poursuivro­nt jusque dans la tombe»

La pression sur le front a imposé la perspectiv­e d’un retrait ukrainien à Bakhmout dans l’esprit de ceux qui connaissen­t l’ampleur des pertes et les difficulté­s rencontrée­s par les forces ukrainienn­es. Tous conviennen­t qu’un repli sur d’autres lignes de défense aura lieu tôt ou tard. Mais la décision et le calendrier appartienn­ent à l’état-major, et le président Volodymyr Zelensky a promis vendredi lors d’une conférence de presse que «personne n’abandonner­a Bakhmout». «Nous nous battrons aussi longtemps que nous le pourrons. Nous considéron­s la ville comme notre forteresse.» Jeudi, un déluge d’obus a frappé toute l’agglomérat­ion, y compris les faubourgs normalemen­t épargnés. Les soldats en première ligne ne veulent plus mourir. Pour les civils qui s’accrochent à leur maison, le ciel n’augure d’aucun répit: certains attendent la délivrance russe; d’autres croient que jamais l’armée ukrainienn­e ne les laissera tomber. Et tous pourraient être bombardés par les Ukrainiens après l’avoir été par les Russes.

Le pénitent confessé sort de l’abri qui s’apprête à fermer. «Je faisais la guerre en 2015. J’ai beaucoup tué et ces morts reviennent chaque soir dans mes cauchemars. Cela me tenaille. Mais partir ne servirait à rien car ils me poursuivro­nt jusque dans la tombe.» Olha, Vlad, Andréï et sa mère jurent de ne pas quitter Bakhmout, «sinon morts», lance Andréï en levant le poing en signe de victoire.

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(RAPHAEL LAFARGUE/ ABACAPRESS.COM)
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