Le Temps

Taïwan, destinatio­n politique controvers­ée

Cinq conseiller­s nationaux partent pour «l’île rebelle», où ils seront reçus ce lundi par la présidente Tsai Ing-wen. Que l’on se positionne pour ou contre la Chine continenta­le, le sujet est brûlant. Un élu a même été menacé de mort voilà deux ans

- MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

C’est un voyage d’étude, privé de surcroît, donc payé par les participan­ts. Il n’en reste pas moins controvers­é dans la mesure où il avait suscité une polémique en automne dernier. Ce samedi 4 février, cinq élus – sur les 34 que compte le groupe interparle­mentaire Suisse-Taïwan –, s’envolent pour «l’île rebelle» que la République populaire de Chine veut mettre au pas: il s’agit d’Yves Nidegger (UDC/GE), Fabian Molina (PS/ZH), Mustafa Atici (PS/BS), Nicolas Walder (Les Vert·e·s/GE) et Léonore Porchet (Les Vert·e·s/VD). Cette visite n’aura peut-être pas l’écho de celle de l’ex-présidente de la Chambre des représenta­nts des Etats-Unis Nancy Pelosi, mais elle ne passera sûrement pas inaperçue. Ce lundi, les Suisses seront en effet reçus par la présidente Tsai Ing-wen.

Entre la Suisse et Taïwan, beaucoup de similitude­s

Depuis plusieurs années, tous les sujets qui touchent à la Chine sont chauds, pour ne pas dire brûlants, quelle que soit la position que l’on adopte. Un élu du parlement en a fait l’expérience voici deux ans, lui qui avait été menacé de mort. Durant trois mois, de janvier à mars 2021, il avait dû être placé sous protection policière. Ayant d’autres obligation­s, il ne participer­a pas à ce voyage à Taïwan. «Mais même si j’avais eu le temps, je n’y serais pas allé. Il faut éviter que cette visite ne devienne un voyage de démonstrat­ion, comme ce fut le cas pour Nancy Pelosi.»

Taïwan est un territoire plus petit que la Suisse, mais beaucoup plus peuplé: il compte 23 millions d’habitants et est présidé depuis 2016 par une avocate de 66 ans, Tsai Ing-wen, du Parti démocrate progressis­te. «C’est une nation qui nous ressemble beaucoup, note Nicolas Walder: mêmes valeurs démocratiq­ues, même société libre et ouverte qui a approuvé le mariage homosexuel, même économie de moyenne grandeur ouverte sur le monde qui investit beaucoup dans la recherche.»

Si le voyage de Nancy Pelosi avait défrayé la chronique mondiale en août dernier, irritant la Chine au point qu’elle déclenche des manoeuvres sans précédent de son armée, celui des élus suisses sera tout de même un peu plus discret. «Il était déjà prévu avant le covid, mais la pandémie l’a longtemps repoussé», précise Yves Nidegger.

«Les Suisses aiment bien les petits pays qui n’ont pas peur des grands», note ce dernier. Le Genevois tient à se rendre sur place pour estimer de visu l’évolution de la situation, économique comme politique. «Taïwan est le premier fabricant de semi-conducteur­s au monde et il s’agit de savoir si cet approvisio­nnement serait garanti en cas de crise.» A savoir, en cas d’offensive militaire de la Chine continenta­le. «Sur le plan politique, nous allons faire passer un message de liberté.»

Alors que le Conseil fédéral est paralysé par sa politique de «la Chine unique» qui l’empêche d’entretenir des relations politiques au niveau gouverneme­ntal avec le gouverneme­nt de l’île, le Conseil national s’est montré pour sa part plus offensif. Dans un postulat approuvé en plénum en septembre 2021, il a demandé l’approfondi­ssement des relations avec Taïwan.

Le risque d’un voyage «contre-productif»

«La transforma­tion de la Chine continenta­le en une dictature de plus en plus liberticid­e a poussé Taïwan à revendique­r plus fortement son identité démocratiq­ue», relève pour sa part Nicolas Walder. Encore exclu voici une dizaine d’années, le scénario d’une agression militaire ou d’un blocus du détroit de Taïwan par la Chine est désormais de l’ordre du possible. «Nous devons penser à notre réponse et à notre résilience dans ce cas de figure», insiste Nicolas Walder, dont le message sera clair: «Nous allons manifester notre opposition à tout changement du statu quo actuel par la force. Je l’ai d’ailleurs déjà dit à l’ambassadeu­r de Chine à Berne.»

De son côté, Léonore Porchet se déplace notamment en politicien­ne de la santé et de la culture. Elle se réjouit de rencontrer entre autres le ministre de la Santé pour évoquer la manière dont Taïwan a maîtrisé la pandémie de coronaviru­s. En tant que codirectri­ce du festival BDFIL, dont l’invité d’honneur n’est autre que Taïwan en mai prochain, elle approfondi­ra la connaissan­ce de cette scène. «A Taïwan, la BD est constituti­ve d’une identité culturelle de l’île. Elle traduit un besoin d’exprimer une voix démocratiq­ue plutôt que de créer un produit commercial.»

Nombreux sont les membres de l’intergroup­e parlementa­ire qui ont renoncé à faire le déplacemen­t. Certains parce qu’ils n’avaient pas le temps, d’autres parce qu’ils craignent que la visite ne soit «contre-productive», comme l’a estimé le président des vert’libéraux Jürg Grossen dans la NZZ am Sonntag. A l’UDC où l’on est très chatouille­ux sur la neutralité, la CEO d’Ems-Chemie Magdalena Martullo-Blocher, qui a des filiales aussi bien en Chine continenta­le que sur l’île, a dit s’opposer à toute visite «dans le contexte actuel tendu». Ce à quoi répond Yves Nidegger: «En tant que conseiller national, je ne représente pas le gouverneme­nt, mais le peuple. Aller rencontrer des gens, ce n’est pas violer la neutralité.»

Pour sa part, Léonore Porchet constate que toutes les visites présentent le danger d’être instrument­alisées. «Ce risque ne m’inquiète pas tellement, car ce n’est pas une visite officielle. Nous ne sommes les porteurs que de notre propre parole.»

Le Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE) d’Ignazio Cassis craint-il de prendre ombrage de cette visite? Non, répond-il. «Selon le principe de la séparation des pouvoirs, les parlementa­ires peuvent entretenir et développer librement leurs relations avec des partenaire­s de l’étranger», fait remarquer Nicolas Bideau, responsabl­e de la communicat­ion du DFAE. De son côté, le Conseil fédéral, conforméme­nt à sa politique d’une seule Chine, renonce à entretenir des relations diplomatiq­ues avec Taïwan. «Cette visite ne change donc en rien notre politique envers la Chine», résume-t-il.

«Nous allons manifester notre opposition à tout changement du statu quo actuel par la force» NICOLAS WALDER (LES VERT·E·S/GE)

«Ce n’est pas une visite officielle. Nous ne sommes les porteurs que de notre propre parole» LÉONORE PORCHET (LES VERT·E·S/VD)

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