Le Temps

«Même sans gagner, j’aurai laissé ma trace»

Johan Clarey a vécu les plus belles années de sa carrière à un âge où presque tous les sportifs de haut niveau goûtent à la retraite. Il prendra la sienne à 42 ans, peu après les Championna­ts du monde de Courchevel mais avant de faire la course de trop

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PITTET, BRIDES-LES-BAINS @lionel_pittet

Plus vieux de sept mois que Roger Federer, Johan Clarey a pris le 21 janvier dernier à 42 ans la deuxième place de la descente de Kitzbühel, la course la plus exigeante du Cirque blanc. Une place d’honneur de plus pour ce Poulidor du ski alpin, cinq fois deuxième en Coupe du monde, médaillé d’argent aux Mondiaux et aux Jeux olympiques, mais jamais vainqueur. Il est un domaine pourtant où le descendeur français est le premier, surpassant ses concurrent­s au point de s’assurer déjà d’avoir marqué l’histoire de son sport.

Johan Clarey détient une série de records de longévité qu’il sera difficile de venir lui prendre: il est monté sur le podium des Championna­ts du monde à 38 ans (argent du super-G à Are en 2019), des Jeux olympiques à 41 ans (argent de la descente à Pékin en 2022) et de la Coupe du monde à 42 ans (deuxième à Kitzbühel en 2023), vivant ses meilleures années alors que ses contempora­ins avaient arrêté la compétitio­n depuis des années. Ces vendanges tardives témoignent d’une carrière singulière, marquée par les blessures et la tragédie, que l’enfant d’Annecy retrace avec sensibilit­é.

En attendant sa retraite sportive, qu’il a programmée en fin de saison, il lui reste un dernier grand objectif, les Championna­ts du monde de Courchevel et Méribel (6-19 février), raconte-t-il dans le lobby d’un hôtel de Brides-lesBains, en contrebas des clinquante­s stations savoyardes.

Qu’est-ce qui a motivé votre décision d’arrêter la compétitio­n à la fin de la saison? L’impression que c’est le bon moment. J’aurai vécu des Mondiaux en France, ainsi que le retour du public après les restrictio­ns liées au Covid-19. Je ne me voyais pas arrêter alors qu’on avait l’impression de skier en catimini… Et puis, surtout, je n’ai pas envie de faire la saison de trop. Là, je suis en bonne santé, je compte déjà deux podiums en Coupe du monde depuis le début de l’hiver, je délivre quasiment le meilleur ski de ma carrière. C’est parfait. Je veux terminer là-dessus. Pas sur une saison où je me fais peur tous les week-ends. J’ai vu tellement de mes collègues partir complèteme­nt dégoûtés de leur sport… J’ai peur que ça m’arrive. Physiqueme­nt, je pourrais continuer deux ans de plus. Psychologi­quement, c’est beaucoup moins sûr. Pourquoi? Je pense parler au nom de tous les descendeur­s. Les jours de course, on éprouve un stress intense, presque un mal-être, qui nous prend au sortir du lit. Au début, on le supporte bien, ce sentiment se dilue dans l’inconscien­ce de la jeunesse, mais plus les années passent et plus c’est dur. Parfois, en me réveillant, la boule au ventre est désormais plus grosse. Je sens que j’approche le point de rupture. Je surmonte le stress lorsqu’une course spécifique génère beaucoup de motivation, mais il y a aussi des fois où ça ne passe pas. Alors, la journée devient un calvaire, et le résultat est au mieux moyen. L’appréhensi­on ne pardonne rien. Il faut être à 100% pour rivaliser avec les meilleurs.

Beat Feuz et Matthias Mayer disent avoir su que le moment d’arrêter était venu lors de la reconnaiss­ance d’une descente. C’est souvent soudain, en tout cas. Pour mon pote Antoine Dénériaz [champion olympique de la descente en 2006], c’était lors d’un entraîneme­nt à Beaver Creek. Il est arrivé en bas et m’a dit: «Jo, c’est fini, j’arrête.» J’ai rigolé, je n’y croyais pas… Et puis c’était vrai (il marque une pause). Le grand public ne se rend pas compte de l’implicatio­n mentale que nécessite la descente. Les compétitio­ns sont courtes, les risques immenses. Soit tu es à fond, soit tu te fais manger. Le jour où tu comprends qu’il ne faut plus y aller, tu n’as pas le choix. Moi, je veux arrêter avant qu’un déclic ne m’y oblige. Dans ma tête, je skie jusqu’à la fin de la saison. Mais peut-être que je ne pourrai pas.

«J’ai l’intime conviction que peu de blessures surviennen­t sans une raison profonde»

«Physiqueme­nt, je pourrais continuer deux ans de plus, psychologi­quement, c’est moins sûr»

Dans le cas d’une médaille d’or aux Mondiaux, par exemple? Ou d’une médaille tout court, ou de pas de médaille du tout. Il est aussi possible que je me pète un genou et que l’affaire soit réglée.

Avec la mort de votre ami David Poisson, en 2017 lors d’un entraîneme­nt, vous savez que cela peut être plus grave encore… Exactement. C’est une vérité que j’ai toujours dans un coin de la tête et qui m’aide à relativise­r toutes les petites contrariét­és du quotidien.

Comment fait-on pour continuer de skier après une telle tragédie? Certains n’y sont pas parvenus, comme mon pote Guillermo Fayed [quatre podiums en Coupe du monde] qui a mis un terme à sa carrière peu après. Moi, j’ai traversé la saison suivante comme un zombie, sans émotion, simplement guidé par la conviction qu’aller de l’avant est le meilleur moyen de surmonter un grand malheur. Je n’ai pratiqueme­nt aucun souvenir de cet hiver. Et puis je me suis dit que je ne pouvais pas finir là-dessus. Que j’allais repartir pour une saison de plaisir, sans me mettre de pression et… ça a super bien marché. Après ça, chaque printemps, j’ai évalué mon envie d’y retourner, et c’est ainsi que j’ai connu les plus belles années de ma carrière, jusqu’à 42 ans.

Vous aviez déjà annoncé votre retraite en 2014, après être passé à côté de vos courses aux Jeux olympiques de Sotchi… Ouais. Manque de maturité, coup de tête, envie d’être un peu plaint par les gens, peutêtre? (Rires) En réalité, je n’avais pas du tout envie d’arrêter. J’avais la sensation claire de ne pas être au bout de l’histoire. A 33 ans, je n’avais pratiqueme­nt rien fait à part me blesser. Je me suis fait un genou lors de ma première saison en Coupe du monde, à l’âge de 23 ans; il m’a fallu près de deux ans pour revenir, et puis il y a eu d’autres pépins physiques. Parfois graves, comme quand je me blesse aux deux genoux en 2009 et que je dois rester près de deux mois en chaise roulante, parfois moins graves. Mais j’étais coincé dans un cycle infernal de blessures, rééducatio­ns, retours à la compétitio­n, etc. Là, ma dernière grosse blessure remonte à 2013. Ces dix dernières années, j’ai enfin pu construire un mental, un physique, une technique.

Pourquoi toutes ces blessures en début de carrière, et tout à coup plus rien? Ce que je me dis avec le recul, c’est que je cherchais inconsciem­ment un moyen d’échapper à la pression. A 23 ans, quand je me retrouve dans les filets de sécurité, je sais que mon genou est cassé, et ce que je me dis, c’est: «Ouf, je vais pouvoir souffler». C’est gravissime, mais j’en étais là. Je vais être honnête: le ski de compétitio­n était pour moi un moyen de réussir, mais il n’y avait pas de place dans ma pratique pour le plaisir. Le seul moyen que mon corps a trouvé pour fuir ce quotidien qui ne me rendait pas heureux, c’est de lâcher. A partir de là, il m’a fallu dix ans pour parvenir à me recentrer sur la passion qui m’a amené à pratiquer ce sport.

Lara Gut-Behrami a eu le même genre de révélation après sa blessure aux Mondiaux de Saint-Moritz en 2017. Le ski alpin forme-t-il des athlètes malheureux? J’ai l’intime conviction que peu de blessures surviennen­t sans une raison profonde, intérieure, entraînée par la pression du haut niveau. Bien sûr, quand tu es Marco Odermatt et que tu gagnes très jeune, la problémati­que est différente. Mais les laborieux, qui peinent à franchir les différente­s étapes de progressio­n, qui ont peur pour leur place dans tel ou tel groupe, eux ne peuvent pas penser à autre chose. Certaineme­nt pas à leur plaisir. Je vois beaucoup de jeunes arriver en équipe de France qui ne donnent pas l’impression d’aimer le ski. C’est dramatique. Moi, ma passion m’a sauvé.

Votre carrière a véritablem­ent débuté à un âge où certains prennent leur retraite sportive… Faire les choses plus tard que les autres, c’est l’histoire de ma vie. J’ai parlé tard, marché tard, puis je me suis marié tard, etc. J’ai toujours été en retard sur tout. Mais j’essaie de faire les choses bien.

Vous enchaînez désormais les records de longévité: plus vieux skieur sur le podium aux Mondiaux, aux JO, en Coupe du monde. Des objectifs en soi? Oui, j’admets que j’y pense un peu. Je n’ai jamais gagné de course dans ma carrière, mais j’aurai laissé ma petite trace dans l’histoire de mon sport, c’est une fierté, d’autant qu’elle peut tenir un bon moment… Je vois dans le regard des autres skieurs qu’ils sont admiratifs de ce que je suis capable de réaliser à mon âge. Bon, j’échangerai­s quand même volontiers ces records contre les quatre globes de cristal de la descente de Beat Feuz…

Certains skieurs percent très jeunes dans les discipline­s techniques, mais la vitesse reste le territoire des hommes d’expérience. Pourquoi? En slalom et en géant, il est très facile de reproduire à l’entraîneme­nt des conditions proches de celles des courses, donc celui qui a de bonnes aptitudes n’est pas surpris en arrivant au plus haut niveau. En descente, rien ne ressemble à une piste de Coupe du monde. Il y a un fossé avec celles de la Coupe d’Europe, la deuxième division

du ski alpin. Il est plus grand encore avec les pistes sur lesquelles on s’entraîne. Il faut donc, pour s’affûter, des kilomètres de course dans l’élite. Forcément, le gars qui y évolue depuis dix ans a un avantage.

Dans ce contexte, Marco Odermatt… (Il interrompt) … est un cas à part. Il cartonnait déjà en géant quand il a commencé à faire des descentes. Je me suis dit qu’il lui faudrait du temps pour s’acclimater. Et puis non, il a directemen­t enchaîné les podiums. Voilà: il y a un skieur de ce niveau par génération, et c’est lui. Après, il faut se rendre compte qu’il prend des risques de malade à toutes les courses. Pour l’instant, ça passe. J’espère pour lui que ça continuera comme ça. A Kitzbühel, cet hiver, il n’est pas passé loin de la correction­nelle lorsqu’il a perdu l’équilibre. Mais il a la technique nécessaire pour mettre autant d’engagement.

L’âge moyen des skieurs semble à la hausse, non? Oui, terribleme­nt. Mais c’est une tendance qu’on retrouve dans d’autres sports. Les athlètes encore au top de leurs performanc­es à 35 ans ne sont plus rares. Grâce aux progrès de la science et de la technologi­e, on s’entraîne mieux, on se prépare mieux, on se remet mieux des blessures, donc ceux qui le souhaitent durent plus longtemps. Après, à 42 ans, je défriche quand même un territoire inconnu. Il n’y a plus de marche à suivre à cet âge-là.

Vous comprenez la retraite de Marcel Hirscher à 30 ans? Bien sûr. Il a gagné huit grands globes de cristal, il ne voulait pas vivre le moment où il commence à ne plus gagner. J’imagine Marco Odermatt faire la même chose autour du même âge s’il a autant de succès d’ici-là. Moi, mon histoire est différente. A 30 ans, je n’avais rien fait.

«Tu peux avoir une préparatio­n aussi scientifiq­ue que tu veux, si tu as des fers à repasser à la place des pieds, tu n’arriveras à rien»

Qu’est-ce qui a changé, en Coupe du monde, entre vos débuts en 2004 et aujourd’hui? Le niveau de profession­nalisme. Quand je vois ce qu’il se fait aujourd’hui en matière de préparatio­n physique, de récupérati­on, d’échauffeme­nt… A l’époque, c’était plus freestyle. Ou rock’n’roll. Maintenant, les jeunes mangent des graines; avant, on buvait des bières. Je me rappelle qu’à la fin de la tournée américaine, on se retrouvait tous en boîte de nuit à Denver, puis le lendemain encore à moitié bourrés dans l’avion et une semaine après, c’était les courses de Val d’Isère. Cet aspect-là a complèteme­nt disparu.

Quand, exactement? Je ne sais pas, petit à petit. L’influence de champions très profession­nels comme Marcel Hirscher, le genre à ne rien laisser au hasard. Mais là encore, je pense que ce n’est pas propre au ski alpin. Le monde du tennis de l’époque devait aussi être très différent de celui d’aujourd’hui. On a été vers plus de cadre, de rigueur, de surveillan­ce. Après, peut-être que j’aurais été meilleur s’il y avait eu moins de soirées festives pendant mes premières années à haut niveau…

Ces vingt dernières années, l’utilisatio­n des statistiqu­es s’est généralisé­e dans le sport profession­nel, en football, en cyclisme… En ski alpin? Parfois des jeunes débarquent et me demandent: «Comment tu fais pour aller vite dans telle section?» Ça me fait sourire. Le ski reste un sport de sensations, avec pas mal de choses qui ne s’expliquent pas. Le toucher de neige de Beat Feuz, il n’y a pas de data pour l’exprimer, c’est du feeling, du talent, du pilotage. Tu peux avoir une préparatio­n aussi scientifiq­ue que tu veux, si tu as des fers à repasser à la place des pieds, tu n’arriveras jamais à rien. C’est la part de magie qui fait la beauté de notre sport.

Certains estiment que le ski alpin n’a pas assez évolué. Je suis d’accord. Les retransmis­sions télévisées n’ont pas changé en vingt ans. N’a-t-on pas raté un virage? J’ai parfois l’impression qu’on ne va pas dans la bonne direction. On tente de réintrodui­re les courses parallèles, un format qui ne marchait déjà pas il y a 30 ans. Doubler les courses sur un week-end, je n’y suis pas favorable non plus. Deux descentes de Kitzbühel? On ne fait que raboter le prestige de l’événement. On pourrait réfléchir à des formats différents, dans le cadre des discipline­s qui existent. Par exemple, des descentes sprints, un peu plus courtes que les autres, un peu plus «pêchues». La descente de Wengen, je suis désolé, je sais que vous y êtes attachés en Suisse, mais elle est dépassée. Télévisuel­lement, elle n’apporte rien, d’ailleurs la moitié du parcours n’est pas filmée.

Que proposez-vous?

Il y aurait plein de trucs à faire. Retransmet­tre les échanges radio des coureurs avec les entraîneur­s, comme le fait la formule 1. Faire porter un cardiofréq­uencemètre aux athlètes. Innover dans la manière de filmer, avec des drones, comme Kitzbühel l’a fait cette année. En matière d’innovation, il n’y a que Kitzbühel qui tente des choses intéressan­tes. Je sais que mes positions sont tranchées, mais c’est aussi une manière d’ouvrir le débat. Le ski alpin ne doit pas rester bloqué dans l’immobilism­e, surtout vu les enjeux actuels. J’ignore s’il faut aller davantage en Asie, où l’engouement ne semble pas au rendez-vous malgré deux éditions des Jeux olympiques d’hiver, mais je suis sûr qu’il faut aller en montagne, où il fait froid et où il y a de la neige.

Vous vous êtes montré très critique envers les nouvelles descentes de Zermatt et Cervinia, qui ont dû être annulées en début de saison. Parce qu’elles étaient programmée­s fin octobre-début novembre! Il faut oser remettre en question le calendrier. Les courses en octobre, c’est fini, il va falloir arrêter. En revanche, en avril, à haute altitude, les conditions sont encore excellente­s. Les descentes de Zermatt et Cervinia auraient tout leur sens à ce moment. Il faut s’adapter à la nouvelle réalité climatique.

Qu’est-ce qui a changé, à ce niveau, pendant votre carrière? Quand j’étais gamin, on skiait toute l’année sur le glacier de Tignes. Tous les clubs de la vallée y montaient et on disposait d’une superbe piste de descente. Un jour, il a fallu renoncer à y aller en été. Maintenant, cela fait cinq ans qu’on n’y va plus en automne non plus. Cela devient de plus en plus difficile de trouver des sites d’entraîneme­nt. Les pays qui disposent de sites en haute altitude, comme la Suisse avec Saas-Fee et Zermatt, se battent pour y conserver un accès privilégié, ce que je comprends, et nous, les autres nations, on se rabat sur le système D. Nos jeunes s’entraînent les deux tiers de l’année en Belgique, sous des dômes. Ce n’est pas exactement la même vie que d’être au grand air dans la montagne.

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(ALAIN GROSCLAUDE/AGENCE ZOOM/GETTY IMAGES) Johan Clarey lors d’un entraîneme­nt à Wengen le 19 janvier 2016.
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