Le Temps

Picsou chez Infantino Bank

- LAURE LUGON ZUGRAVU JOURNALIST­E

L ’affaire est délicieuse. Voir les élus des municipali­tés de gauche de Genève et Lausanne (mais aussi Fribourg, Berne, le canton de Neuchâtel) se tortiller pour tenter de justifier leurs emprunts sans intérêts à la FIFA a fait hurler de rire les honnêtes gens. Ceux qui avaient dénoncé la Coupe du monde au Qatar pour non-conformité aux droits humains et expliqué renoncer aux fan-zones, la mine infatuée pour souligner leur courage politique, ceux-là même contractai­ent leurs emprunts à court terme sans la moindre vergogne chez Infantino Bank. Imaginer le grand argentier de la ville de Genève, Alfonso Gomez, écolo de haute moralité, déguisé en Picsou pour passer des transactio­ns sur une plateforme à hauteur d’un montant total de 600 millions de francs en cinq ans, avant d’aller pleurniche­r devant un arbre tombé, m’a mise en joie.

Et pourtant, ces municipali­tés avaient raison. Il faut saluer leur souci de saine gestion des deniers publics pour couvrir leurs besoins en liquidités – qu’on sait immenses vu leur politique arrosoir –, et regretter que l’Union internatio­nale de patinage, dont le siège est à Lausanne, ne soit pas aussi blindée que la FIFA. Eussent-elles eu recours à des établissem­ents bien sous tous rapports qu’il en aurait coûté davantage à la collectivi­té. Que leur main gauche ait négligé de voir ce que faisait leur main droite souligne toute l’humaine ambiguïté quand il s’agit de pondérer éthique et intérêts. Partant, leur inconséque­nce me les rendrait presque sympathiqu­es. Elle dessine mieux que tous les discours l’intricatio­n des choses. Le gris. Cette couleur mal aimée qui couvre pourtant la plupart de nos actes.

C’est tout autre chose qui me chiffonne: leurs scrupules à géométrie variable démontrent le manque de véritables conviction­s, que leurs justificat­ions éclairent crûment. La municipale lausannois­e socialiste Florence Germond, qui s’est empressée d’annoncer qu’on ne l’y reprendrai­t plus à emprunter des millions à ces vilains, dans le texte: «A cette époque, peu de gens remettaien­t en cause la FIFA et les collectivi­tés publiques organisaie­nt toutes des fan-zones pour la Coupe du monde 2018.» Sous-titres: la FIFA était encore honorable, donc circulez. Passons sur le fait que Lausanne a puisé 40 millions dans le trésor FIFA l’année dernière encore, nous n’en sommes pas à une omission près. Question: qui a réclamé le boycott des fan-zones l’automne dernier? Beaucoup de monde? Réponse: non. Mais ce n’est pas le peuple qui écrit la partition de certains élus, c’est la minorité qui gueule dans le poste. Conclusion: ces élus font figure de girouettes tournant aux quatre vents, et quand souffle la bise du renoncemen­t au loisir footballis­tique, ils endossent les préceptes moraux pour complaire auxdits braillards, sans se soucier de cohérence. Le suivisme sans foi ni réflexion.

A Genève, Alfonso Gomez a livré lui aussi une exquise justificat­ion à Léman bleu, après avoir rappelé, sait-on jamais, que le Conseil administra­tif n’est pas impliqué dans la cuisine pécuniaire du Départemen­t des finances – ce qui a dû donner des sueurs froides à son directeur. Voici donc: «C’était surtout l’organisati­on de la Coupe du monde au Qatar qui posait problème, pas tant la FIFA. Jusqu’à ce jour, celle-ci respectait les critères éthiques, l’origine des fonds était bien définie. On pouvait accepter les fonds de la FIFA.» Ah pardon, Monsieur le conseiller administra­tif, heureuseme­nt que vous venez dissiper notre confusion, on avait mal compris.

Beaucoup trop d’explicatio­ns. Beaucoup trop de circonvolu­tions pour éviter le vrai sujet: la morale comme programme politique, c’est toujours la promesse d’une sortie de route pour les nigauds. ■

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