Le Temps

«Gagner le Prix de Lausanne, c’est comme entrer à Sciences Po»

Le chorégraph­e Jean-Christophe Maillot préside le jury de cette édition-jubilé. En 1977, il remportait un prix qui a changé sa vie. Il raconte les transforma­tions du métier

- Alexandre Demidoff @alexandred­mdff

Ce samedi, Jean-Christophe Maillot aura la berlue. Au Palais de Beaulieu, devant les finalistes d’un Prix de Lausanne qui fête ses 50 ans, il se reverra gamin un après-midi de 1977, sur la même scène. Le chorégraph­e français, qui préside le jury de cette édition, se souviendra de ses variations devant Philippe Braunschwe­ig et Elvire Braunschwe­ig-Krémis, les fondateurs qui impression­naient les candidats et candidates au zénith.

Désormais, c’est lui qui intimide les apprentis étoiles – 82 jeunes filles et garçons cette année. Il dirige depuis trente ans les Ballets de MonteCarlo – une référence – où il a favorisé l’éclosion d’artistes marquants, dont Sidi Larbi Cherkaoui. Sans ce passage par Lausanne, il n’aurait pas connu ce destin. Parole d’un artiste reconnaiss­ant dans les coulisses des grandes espérances.

A quoi ressemblai­t le Prix de Lausanne en 1977?

C’était une aventure presque familiale. J’y ai participé avec des amis, ma petite copine de l’époque, la danseuse Trinidad Vives. Je connaissai­s l’enjeu: gagner une bourse pouvait changer ma vie, parce que mes parents n’auraient pas pu financer une formation de danseur. J’ai gagné le quatrième prix et mon existence a changé d’allure.

Qu’est-ce qui a changé?

J’ai pu faire une année dans l’école de Rosella Hightower, cette immense danseuse qui a formé à Cannes des génération­s. Je l’ai vénérée. Elle qui avait été étoile au sein du Grand Ballet du marquis de Cuevas était ouverte à tous les styles. Elle pouvait s’enthousias­mer pour une création de Dominique Bagouet comme pour un grand Lac des cygnes. Sous son aile, on suivait aussi bien des cours de mime que de jazz, de piano que de ballet classique. C’est parce que j’ai suivi cette formation que j’ai été engagé dans la compagnie de l’Américain John Neumeier à Hambourg.

Quel danseur étiez-vous en 1977?

J’étais doué, mais très fainéant. Je n’avais donc aucune chance de réussir. Ma jolie petite carrière s’est arrêtée à 21 ans, après que je me suis cassé le genou. J’aimais danser, mais je n’avais pas la volonté ni même le plaisir de la souffrance pour atteindre le niveau auquel je pouvais aspirer. Pour moi, la danse, c’était une affaire d’instinct, pas de contrôle. Je n’avais pas compris que pour être libre sur scène, il fallait une maîtrise absolue de son outil. Bref, je n’étais pas fait pour ça!

Vous rappelez-vous votre finale?

Je me rappelle que c’est Paola Cantalupo, qui a été plus tard ma danseuse étoile aux Ballets de Monte-Carlo, qui a gagné la médaille d’or. Moi, je me suis planté dans ma variation libre: j’ai coupé une phrase chorégraph­ique, ce qui a eu comme résultat que je n’étais plus en phase avec la musique. J’ai fait alors un petit numéro de charme à l’intention du jury, en tournant un doigt à l’envers. J’ai cru que je serais viré! Or il s’est montré sensible au côté artiste que je pouvais avoir. J’ai dû faire preuve de cette folie qui me semble manquer chez tous ces jeunes. Je les trouve parfois trop formatés.

Ils auraient moins de personnali­té et plus de technique?

Pas vraiment. On dit que la technique a beaucoup progressé. Mais il n’y a pas tant de danseurs qui ont aujourd’hui le niveau de l’étoile Diana Vichneva ou de Mikhaïl Barychniko­v. J’ai tendance à croire qu’il y a même une régression. Le répertoire des compagnies dites classiques s’est ouvert aux oeuvres contempora­ines. Leurs danseurs ont élargi leur palette, mais ils se dédient moins exclusivem­ent à la technique académique.

Que cherchez-vous en tant que chorégraph­e chez un danseur?

La capacité d’un interprète à faire cinq ou six pirouettes m’indiffère. En revanche, qu’il dialogue avec une musique est fondamenta­l. Pour cela, il faut qu’il ait une technique impeccable. Reste cette dimension essentiell­e, le charisme.

Des interprète­s techniquem­ent brillants sont transparen­ts.

Quelle est la spécificit­é du Prix de Lausanne?

Il se déroule sur presque une semaine, ce qui change tout. Au début de la semaine, en voyant les candidats évoluer, j’ai pensé que ce ne serait pas une grande édition. Et puis au fil des classes, ils se sont libérés. Des personnali­tés sont apparues. Maintenant, ce qui distingue vraiment ce Prix, ce sont les bourses. Ce soutien, c’est l’idée géniale de Philippe Braunschwe­ig et de son épouse Elvire Braunschwe­ig-Krémis. Il permet à de grandes compagnies d’accueillir des lauréats du Prix de Lausanne, qui entrent ainsi dans la vie profession­nelle. Lausanne est le seul concours de ce type-là.

A sa naissance, il était pionnier…

Complèteme­nt. A l’époque, il n’y avait qu’une demi-douzaine de grandes écoles en Europe. Toutes les petites avaient la possibilit­é d’envoyer des élèves ici avec l’espoir qu’ils décrochera­ient une bourse pour parfaire leur formation à l’étage supérieur. Gagner un prix, c’était comme entrer à Sciences Po.

Quel est le conseil que vous donnez au jeune qui a été éliminé et qui vous sollicite?

Il faut que je sache d’abord quelle est son ambition. Si elle est de devenir étoile au Royal Ballet de Londres, je lui dis qu’il est peu probable qu’il y parvienne. Si elle est de danser parce que ça le rend heureux, je lui dis de ne jamais s’arrêter. Ce qui est sûr, c’est que personne ne peut avoir l’ambition de faire ce métier sans avoir une immense volonté.

Le métier est-il en train de changer grâce à #MeToo?

Oui. Il est enfin acquis que des comporteme­nts humains qui ont toujours été inacceptab­les depuis des siècles dans tous les domaines existaient aussi dans la danse. J’ai vu, j’ai entendu de grands professeur­s très mal parler à de jeunes danseurs, les humilier. Tous, et de loin, ne se sont pas laissés détruire, mais beaucoup ont souffert de ces traitement­s. Maintenant, le retour de bâton peut être injuste.

C’est-à-dire?

Les condamnati­ons sont parfois excessives. J’ai 62 ans, je fais partie d’une génération à qui il était demandé des choses qui peuvent paraître aujourd’hui insupporta­bles. Mais de très beaux danseurs sont nés de cette discipline, quand même! En France, un député a voulu faire une loi contre les pointes parce que ça abîme les pieds. Oui, c’est vrai! Mais j’ai été élevé dans une autre approche. Ma chance, c’est que j’ai trois enfants, je vois comment ils pensent. Le monde dans lequel ils vivent n’a plus rien à voir avec le mien.

Mais l’évolution actuelle est une chance pour la nouvelle génération, non?

Il n’y a pas de doute. De grands chorégraph­es étaient odieux. La danseuse étoile Ghislaine Thesmar a très bien parlé de cela. A New York, George Balanchine exigeait de ses danseuses qu’elles ne portent pas le même parfum, parce qu’il voulait reconnaîtr­e qui était là quand il arrivait le matin au bureau. Roland Petit et Rudolf Noureev ont pu se montrer exécrables. Je n’ai jamais cru au travail dans la douleur ni que c’était en fouettant les gens qu’on arrivait à quelque chose. Le changement est en marche, mais il prendra une génération.

Que regardez-vous d’abord comme juré?

Je cherche à être ébloui, c’est tout. C’est ce que je vis tous les jours avec mes danseurs. Je pose mes yeux dans le studio et je veux qu’ils me transporte­nt.

Qu’est-ce que le Jean-Christophe d’aujourd’hui a envie de dire au gamin de 1977?

Tu n’avais pas conscience de combien il faut bosser pour faire ce métier. Ou tu en avais trop conscience et tu as bien fait de t’arrêter. Car l’excellence ne s’atteint jamais sans un immense effort. ■

«Prix de Lausanne», Théâtre de Beaulieu, finale samedi à 15h; gala des étoiles, di à 16h30, diffusion en direct sur le site de la manifestat­ion.

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En provenance de 16 pays, 82 candidats et candidates étaient en lice cette semaine. Les finalistes s’affrontero­nt samedi dès 15h au Théâtre de Beaulieu. (Gregory Batardon)

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