Le Temps

Les écrits d’art brut en pleine lumière

L’écriture est un pan à part entière, trop méconnu, de l’art brut. «La Revue de belleslett­res» y consacre un numéro aux multiples résonances

- Lisbeth Koutchoumo­ff Arman @LKoutchoum­off

Des mots qui font valser les règles orthograph­iques et grammatica­les, qui jouent et dansent dans la page. Des textes intimes, libérés de toute attente de reconnaiss­ance. Des poèmes, des journaux, des recettes de cuisine qui se métamorpho­sent en échappées oniriques, en viatiques pour des voyages intérieurs au long cours. Si l’art brut est d’abord connu pour ses oeuvres plastiques, l’écriture en est un pan à part entière. En consacrant un numéro à ces écrits des marges, La Revue de belles-lettres (RBL) les place en pleine lumière et les inscrit dans le patrimoine et le matrimoine poétique.

Déjouer l’enfermemen­t

Marion Graf, responsabl­e de la publicatio­n, et Camille Luscher, traductric­e, qui a rejoint la rédaction de la RBL pour ce numéro, expliquent en ouverture que c’est le livre de Lucienne Peiry, Les Graphomane­s extravagan­ts (Seuil, 2020), consacré aux écrits d’art brut, qui a joué le rôle de détonateur: «Dans ce livre, les vers, les phrases, les mots, souvent alliés à l’image, ne sont pas là pour raconter: les poètes, déjouant l’enfermemen­t, en font l’instrument d’une traversée, au-delà du vertige intime, au-delà des normes langagière­s. Une revue telle que la nôtre se devait de les écouter.»

Autre ouvrage qui a posé un jalon majeur dans la perception des écrits d’art brut: Moderne Poesie in der Schweiz, l’anthologie multilingu­e que Roger Perret a consacré à la modernité poétique en Suisse (Limmat Verlag, 2013) et où poètes «intentionn­els» et poètes «involontai­res», pour reprendre les mots de Paul Eluard, entrent en dialogue fertile.

Annemarie von Matt (1905-1967) a mené une vie d’écriture dans la solitude de sa cabane de montagne, devenue son atelier de travail, à Wighus. Sur des bouts de papier de toute nature, elle écrit poèmes, aphorismes, récits autobiogra­phiques, néologisme­s, correspond­ances. Elle croise allemand, dialecte, français, mots et dessins. Sous le titre «Ma nuit ne dort pas», sont réunis une trentaine de textes, choisis et transcrits par Roger Perret et traduits par Nathalie Garbely. De ces brefs éclats apparaît une auteure en quête de liberté, qui cultive son «univers caché, mirobolant» et qui fait de la nuit et de l’amour des espaces de création, d’introspect­ion et d’affirmatio­n féministe.

Autre personnali­té dans cette première partie du numéro, Hans Morgenthal­er, dit Hamo (1890-1928) qui, lui, a été publié de son vivant et a connu un certain succès. C’est à son retour en Suisse, en 1920, après un séjour au Siam où il travaillai­t comme ingénieur, que Morgenthal­er se lance dans l’écriture avec des récits en prose et de la poésie. Atteint de malaria puis de tuberculos­e, il fait des séjours en hôpital psychiatri­que et en sanatorium et meurt à 38 ans. On découvre ici une sélection de poèmes et de proses, notamment sur la vie en sanatorium, traduits par Renato Weber et Marion Graf.

Considérés comme fous

Dans un passionnan­t entretien, Roger Perret explique combien il a été saisi par l’intensité des voix d’Annemarie von Matt et de Hans Morgenthal­er. Il pointe le nombre d’écrivains alémanique­s d’avant la Seconde Guerre mondiale – Robert Walser, Friedrich Glauser, Hans Morgenthal­er ou Annemarie Schwarzenb­ach – qui ont séjourné plus ou moins longtemps dans des cliniques psychiatri­ques: «Qu’ils aient été considérés comme des «fous» s’explique aussi par le système de valeurs dominant, extrêmemen­t conservate­ur, de la Suisse de l’époque.»

Directrice de la Collection de l’art brut à Lausanne de 2001 à 2011, commissair­e d’exposition, chercheuse, ambassadri­ce de l’art brut de par le monde, Lucienne Peiry enseigne au Collège des humanités de l’EPFL et participe au comité de recherches sur l’art brut au Centre Pompidou à Paris. C’est elle qui a rassemblé les oeuvres, pour la plupart inédites, des neuf poètes qui constituen­t le deuxième volet de ce numéro de La Revue de belles-lettres. On peut ainsi lire des textes d’Adolf Wölfli (traduits par Camille Luscher), de Constance Schwartzli­n-Berberat, d’Aloïse Corbaz, notamment.

Fenêtre sur l’avenir

Dans son texte liminaire, Lucienne Peiry rappelle combien certains de ces textes, écrits pour la plupart dans «l’isolement profond et la mise à l’écart, à huis clos», entrent en résonance avec les avant-gardes du début du XXe siècle, des Futuristes aux Dadaïstes, en passant, bien sûr, par les Calligramm­es d’Apollinair­e. L’écho de ces écrits d’art brut se fait entendre jusqu’à aujourd’hui. Marion Graf a invité plusieurs poètes contempora­ins inspirés, traversés par les oeuvres d’August Walla, d’Aloïse Corbaz ou de Fernando O. Nannetti. Erika Burkart, Heike Fiedler, Julien Blaine, Edith Azam, Sylviane Dupuis, pour ne citer qu’eux, ponctuent ainsi cette traversée comme on ouvre une fenêtre sur l’avenir, sur un paysage de mots en liberté. ■

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Auteurs Collectif
Titre La Revue de belles-lettres (2022, 2)
Editions Société de belles-lettres de Lausanne
Pages 226
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