Des milliers de pages arrachées aux flammes de la censure
Connu pour sa prose poétique, Mikhaïl Prichvine est aussi l'auteur d'un journal intime monumental où il dissèque la corruption du régime soviétique, de ses débuts aux années 1950
Prichvine est une figure à part dans l'histoire de la littérature russe, un inclassable. De ces hommes dont on connaît la droiture sans avoir jamais réussi à le cerner complètement, dont on connaît l'importance des oeuvres sans avoir jamais su par quel angle les aborder. Largement connu en Russie pour sa prose poétique consacrée à la nature, Prichvine est aussi – et peut-être avant tout – l'auteur d'un journal intime de plusieurs tomes, tenu avec autant d'assiduité que de discrétion de 1905 à 1954.
Cette somme imposante sur la vie soviétique, dans laquelle Prichvine affirme comme nulle part ailleurs sa liberté d'écrivain et ses convictions humanistes, a été précieusement conservée, gardée au secret et à l'abri des regards indiscrets, sauvée des flammes et même temporairement enterrée par la veuve de l'auteur, jusqu'à sa publication intégrale à la chute de l'Union soviétique. C'est un tout nouveau Prichvine, fort différent du chantre de la nature à la Henry David Thoreau, qui s'est révélé alors aux lecteurs sidérés. Improbable Janus, l'écrivain avait deux plumes, aussi épatantes l'une que l'autre.
L'originalité de la traduction d'Yves Gautier, qui signe aussi la préface de cette édition, consiste à mettre en regard trois récits fort différents de Mikhaïl Prichvine et des extraits de son journal intime leur faisant directement écho. Chaque texte bénéficie ainsi d'un éclairage particulier, offert par l'incroyable laboratoire d'écriture littéraire que fut son journal.
En quête d’anonymat
Le Pèlerin noir (1910), qui ouvre l'ouvrage et donne son titre à l'ensemble, est un hymne aux plaines d'Asie centrale. Un homme en quête d'anonymat traverse la steppe kirghize. Très vite, le bruit de la présence d'un étranger se répand à travers les plaines sèches, porté par le vent. L'homme continue sa route, émerveillé par les populations nomades qui montent chameaux et chevaux, dressent des aigles royaux, écorchent les loups, vivent comme hors du temps. Comme Le Pèlerin noir, Ginseng (1933) exhale l'exotisme des récits de voyage parfumés de poésie. Exilé volontaire dans les montagnes de Mandchourie, le héros-narrateur se délecte de longues promenades en solitaire et décrit ses rencontres avec des cerfs sika comme autant de rendez-vous amoureux.
Soif de découvertes
Les pages du journal de Prichvine permettent de suivre l'auteur alors qu'il parcourt l'Asie centrale en quête d'images, de couleurs et d'émotions. Une fraîcheur, une vivacité toute juvénile se dégagent de ces pages, un goût de l'aventure, une soif de découvertes. Le journal est riche d'impressions premières, prises sur le vif, qui bientôt feront oeuvre littéraire. Plonger ainsi dans le laboratoire de l'écrivain est proprement fascinant. Quelle délectation de découvrir, immédiatement après les récits, ce qui, durant ses pérégrinations, a déclenché l'écriture, inspiré l'écrivain! Qu'a-t-il conservé et qu'a-t-il laissé de côté? Qu'en reste-t-il dans les lignes ou dans les marges de son récit? Le lecteur marche ainsi dans ses pas, tout en suivant le fil de sa création littéraire.
Derniers espaces de liberté
L'écriture de Prichvine peut se révéler complexe, tant elle brasse le terreau moderniste. Oscillant entre sarcasme et amertume, Le Calice d’ici-bas (1922) offre un portrait sans concession des premières années post-révolutionnaires. L'auteur ne goûte ni le communisme de guerre (1918-1921) ni d'ailleurs la nouvelle politique économique qui lui succède (1921-1924). La manière dont il décrit les représentants de l'ordre nouveau rappelle celle de Mikhaïl Boulgakov à la même époque: commissaires de province, bureaucrates gratte-papier et autres fonctionnaires corrompus tombent comme des mouches sous la plume ironique des deux écrivains. C'est toutefois à Andreï Platonov que l'on pense plus encore: comme ce dernier, Prichvine dresse dans Le Calice d’icibas des portraits bouleversants d'individus inadaptés, incapables de s'acclimater au nouvel ordre social.
Dénonciateur, accusateur, ce récit noir et mélancolique ne passera pas la censure en 1922, malgré une lettre de l'auteur à Trotski. De toute évidence, Prichvine aura alors parfaitement saisi que son monde intérieur et la nature sauvage seraient désormais ses derniers espaces de liberté. Jusqu'à sa mort en 1954, il n'aura de cesse de les arpenter. ■