L'empreinte indélébile de la guerre
Dans «Le Livre de l’Una», Faruk Sehic évoque le conflit en ex-Yougoslavie en plaçant au centre du roman la beauté fascinante d’un fleuve, symbole de l’innocence perdue
La guerre est effroyable. L'aprèsguerre l'est presque autant, mais différemment. Dans Le Livre de l’Una, magnifique roman tout à la fois lyrique et sombre, distingué par le Prix de littérature de l'Union européenne, Faruk Sehic met en scène un ancien combattant de l'armée de Bosnie-Herzégovine qui se souvient du passé à la faveur d'une séance d'hypnose orchestrée par un fakir de cirque.
La guerre, Faruk Sehic l'a vécue. Né en 1970 à Bihać, il a grandi à Bosanska Krupa, sur les bords du fleuve Una, avant d'étudier la médecine vétérinaire à Zagreb. Quand la guerre éclate en 1992, il a 22 ans et s'engage dans l'armée. Le jeune homme sera grièvement blessé au cours du conflit. A la fin de la guerre, Faruk Sehic change de cap, étudie la littérature à Sarajevo – où il vit aujourd'hui, puis se consacre à l'écriture. Après deux volumes de poésie et un recueil de nouvelles, il publie en 2011 Le Livre de l’Una, un roman-fleuve non pas par sa taille mais par sa façon d'épouser au plus près les miroitements et les ondulations de la majestueuse Una.
«Ma biographie, c'est de la chair et du sang, ce n'est pas du divertissement», prévient le narrateur du roman, Mustafa Husar. Il le reconnaît sans remords, il a tué, plusieurs fois, pour survivre au chaos. Il reste hanté par les images des massacres, de la violence, de la mort, et par les relents obstinés des odeurs nauséabondes qui les accompagnent. Ces blessures sont en outre infectées par un autre traumatisme, plus ambivalent, la fin de la Yougoslavie, le pays de l'enfance et de l'insouciance.
Grand-mère adorée
Avec les villes détruites, les maisons mitraillées, brûlées, les ruines à perte de vue, la guerre de Bosnie est au coeur de ce livre. Mais elle n'en est pas le centre. «Je n'ai pas l'intention de vous aligner les images fascinantes des horreurs dont j'ai été le témoin, cela nécessiterait un livre deux fois plus gros que celui-ci, et l'effet serait le même: celui qui ne comprend pas, qu'il reste dans la nuit béate de l'ignorance», précise d'emblée le narrateur. Son chemin le conduit donc vers d'autres mots, au sens plus caché, et sur des voies buissonnières qui convergent toutes vers la magie du fleuve Una.
Cette rivière héraclitéenne «qui fait que la vie est deux fois plus douce» traverse de part en part le roman avec ses transparences envoûtantes, ses humeurs capricieuses et des parties de pêche mémorables. Le cours d'eau ramène le narrateur à l'enfance, et ressuscite une grand-mère adorée qui, en bonne musulmane, priait cinq fois par jour mais aimait bien le camarade Tito; l'Una permet aussi de rendre hommage à ces milliers de jeunes hommes qui ont payé de leur bonheur et de leur vie la folie des autres. «Je suis un et nous sommes des milliers. Incassables et cassés», répète Mustafa Husar. Un mantra sinistre qui plane comme un présage noir sur les guerres actuelles et les blessures à jamais ouvertes que ces conflits laisseront derrière eux. ■