Dans les allées du «jardin des monstres»
Fou dans son ambition d’épouser toute l’ampleur d’une époque, la renaissance italienne, «Bomarzo», le chefd’oeuvre de l’Argentin Manuel Mujica Láinez, reparaît en français
ABomarzo, en Italie, au pied d'un village perché de la campagne romaine, se dresse un jardin unique, tout de pierres planté. Nymphe affamée d'un amour sans bornes, maison penchée, Cerbère égaré, Hercule assassin, baleine béante, éléphant affairé à dévorer quelque guerrier, bouche de la vérité muette, église à nul culte vouée, telles sont parmi tant d'autres quelques-unes des sculptures spectrales qui hantent cet étrange lieu.
On ne sait pas grand-chose, à vrai dire, de cet insolite jardin, si ce n'est qu'il fascina les surréalistes, que le grand cinéaste italien Michelangelo Antonioni lui consacra un court métrage en 1950, justement intitulé La villa dei mostri (La villa des monstres), et qu'il fut sans doute le fruit diurne des rêves fantastiques d'un noble torturé dans une Renaissance aussi terrible et magnifique, triviale et démesurée que lui: Pier Francesco, dit Vicino, Orsini.
C'est la vie de cet Orsini que l'écrivain argentin Manuel Mujica Láinez tenta d'inventer plutôt que de raconter en 1962. Le roman fut publié vingt-cinq ans plus tard en français, dans une traduction de Catherine Ballestero, avant de tomber dans l'oubli qui est souvent le purgatoire des chefs-d'oeuvre, oubli auquel viennent heureusement de l'arracher les éditions du Cherche midi.
Pétri de complexes
Bomarzo est l'immense roman d'apprentissage de ce Vicino Orsini, héritier à la bosse difforme et à la jambe boiteuse d'une antique famille de condottiere dans l'Italie de la Renaissance, une sorte de monstre luimême donc qui, pétri des complexes issus de sa naissance, n'aura eu de cesse de tout faire pour les vaincre et s'élever à la hauteur des plus grands noms de son siècle.
Dans ce roman plein de violence et de passion, de guerre et de tendresse, gigantesque et décadente épopée, les Médicis, les Farnèse, les Strozzi, les Sforza, les Della Rovere, les D'Este, l'Arioste, l'Arétin, Lorenzo Lotto, Benvenutto Cellini, Sebastiano del Piombo, Giorgio Vasari, Charles Quint, Clément VII, Paul III, Paracelse, Barberousse, Cervantès et le diable lui-même, on n'ose dire en personne, se pressent et se succèdent, figures d'une geste folle qui passent à la manière d'une immense galerie de portraits.
Le génie de Mujica Láinez est d'avoir interprété le jardin des monstres de Bomarzo comme «la biographie fantastique» d'Orsini et d'avoir, à partir de chaque figure sculptée, inventé un événement, une péripétie imaginaire entrelacée avec un fait historique réel. Et d'avoir par là même imaginé un conte grand presque comme Les Mille et Une Nuits autour de quelques vieilles pierres rongées par le temps.
Vicino Orsini, le narrateur, confesse: «Je rêvais que je me trouvais dans un parc rocheux plein d'énormes sculptures. C'était le parc de Bomarzo. Je ne pouvais le comprendre encore mais c'était le futur parc de Bomarzo, mon oeuvre extraordinaire. Je trouvais un soulagement merveilleux parmi les monstres, les dragons, les titans qui émergeaient des frondaisons. Je m'y perdais comme dans une forêt enchantée, et si les autres craignaient cette armée fantomatique, moi, je l'aimais, j'aimais mes monstres de pierre et je savais que seule la protection de leurs griffes, de leurs gueules, de leurs squelettes colossaux et lézardés me rendrait capable de continuer à vivre, vivre éternellement.»
Jardin labyrinthique
Ainsi, au fil de cette peinture à fresque, le vrai et le faux, l'historique et le fictif s'embrassent-ils dans un jeu littéraire qui n'est pas pur divertissement pour beaux esprits mais une ode à la complexité, un éloge de la contradiction qui, si elle ne peut être vraie, est terriblement vivante. Faisant de Pier Francesco Orsini un personnage caractéristique de son temps, épousant toute la complexité intellectuelle, spirituelle et sexuelle de son époque, Manuel Mujica Láinez a conçu son ouvrage comme l'autobiographie d'Orsini, écrite depuis l'immortalité promise à sa naissance par son horoscope.
Par la force des choses et l'entrelacs de l'intrigue, cette immortalité coïncide avec la date à laquelle l'auteur argentin visita luimême le jardin d'Orsini avant d'écrire son livre. Et là réside peut-être, puisqu'il faut bien lui en trouver une – sinon en plus d'être immortel il serait infini –, la limite du roman; le lecteur d'aujourd'hui, comme celui de demain, se trouvant parfois prisonnier anachronique des années 1960 alors qu'il est en train de divaguer en pleine Renaissance.
Mais qu'importe: ce qui peut sembler une lacune n'est peut-être au fond que la trace de la recherche d'une véracité supérieure à la simple reconstitution de la réalité historique. Car Bomarzo est un roman fou, immense comme l'histoire, délirant dans son ambition d'épouser toutes les dimensions de l'existence, toute l'ampleur d'une époque fascinante qu'il fait revivre à merveille. Se renfermant sur lui-même comme un jardin labyrinthique d'où l'on ne pourrait sortir, Bomarzo, à l'image de la sentence que le père de Vicino Orsini écrivit en marge de son horoscope, s'ouvre à l'immensité du monde qu'il contient tout entier: «Les monstres ne meurent pas.» ■