Le Temps

«Les mères, ça m’intéresse»

Carla Demierre signe «L’Ecole de la forêt», un premier roman où deux adolescent­es se réfugient dans les bois pour échapper au giron maternel et à un environnem­ent écrasants

- Marco Dogliotti

Carla Demierre publie un roman pour la première fois: L’Ecole de la forêt est un récit déroutant qui commence comme une agréable escapade forestière avant que l’on comprenne qu’il s’agit en fait d’autre chose. Dans ses livres précédents, l’auteure avait exploré des formes brèves poétiques et expériment­ales, le fragment, le cut-up. Après une douzaine d’années à enseigner avec passion l’écriture créative à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD) de Genève, Carla Demierre a récemment décidé d’arrêter cette activité jusqu’à nouvel avis afin de s’accorder le temps de «vivre pour écrire, d’écrire pour vivre. L’enseigneme­nt de l’écriture littéraire, poursuit-elle, c’est mettre son imaginatio­n au service des projets des autres. J’en sortais essorée.»

Elle nous a donné rendez-vous à l’heure du petit-déjeuner dans un café de la VieilleVil­le à Genève. Sous le regard bienveilla­nt et complice de Sofia, Marcello, Gina, Toto, Monica, Alberto et les autres stars de la commedia all’italiana dont les portraits encadrés nous surplomben­t, nous commandons des cafés et des tartines avant de nous lancer dans une conversati­on où il sera question d’écriture, de fantômes, de pastèques et de Richard Brautigan, à qui l’on doit la citation, provenant de Sucre de pastèque, placée en exergue du roman.

Le droit à l’imperfecti­on

«Dans mon Panthéon littéraire, Richard Brautigan occupe une place très importante. C’est un auteur qui mélange humour et sens du tragique avec une grâce infinie. Quelqu’un qui défendait le droit à l’imperfecti­on.» Une sorte de grand frère qui l’aide à ne rien s’interdire, qui lui a permis de comprendre que l’on pouvait se positionne­r précisémen­t «entre poésie et fiction. Peut-être qu’au départ je ne savais pas que c’était mon projet. Maintenant je le sais mieux.»

Mais voilà, cela ne vous aide pas forcément à trouver un éditeur. L’écriture de L’Ecole de la forêt avait commencé au Québec, terre propice aux imaginaire­s forestiers. Avec son compagnon Jérémie Gindre, luimême écrivain et plasticien, et leur enfant Saul, elle y a séjourné une année en 2018-2019 pour suivre un master en création littéraire à l’Université de Montréal, désireuse qu’elle était d’étoffer son bagage pédagogiqu­e. Et en est revenue avec un désir décuplé de consacrer du temps à l’écriture.

Le manuscrit de L’Ecole de la forêt a rencontré bien des réticences – «trop poétique, selon les éditeurs de romans; trop narratif, me répondaien­t les éditeurs de poésie» – avant d’être finalement accepté par les Editions José Corti. Au grand soulagemen­t de l’auteure, qui éprouve une forme de loyauté pour chaque texte qu’elle estime abouti. «Il doit trouver une destinatio­n. Sinon, c’est un peu comme un fantôme. Il faut qu’il repose en paix.» De même, un de ses livres, L’Année du serpent d’eau, dont la parution a échoué pour des motifs «qui m’ont laissée perplexe», a fini par trouver sa place… dans l’univers de Brautigan. Il est désormais accessible dans la Brautigan Library, bibliothèq­ue virtuelle inspirée du roman L’Avortement, dans lequel le héros travaillai­t dans une bibliothèq­ue ayant pour vocation d’accueillir uniquement des manuscrits refusés.

On entre dans L’Ecole de la forêt en faisant connaissan­ce avec Arole et Bleuet, deux soeurs adolescent­es qui viennent de se faire la malle. Une cabane dans la forêt pour refuge. Ou plutôt un souvenir de cabane: l’absence de toit permet, la nuit, d’observer les étoiles et les arbres dont les «silhouette­s élancées font penser à de longues mères poilues et mutiques veillant sur un nourrisson endormi». Les parois ajourées sont tapissées de champignon­s et de mousse.

Les deux soeurs sont là pour comprendre, pour prendre du recul, à l’aide d’un dispositif nourri de matériaux composites. Photograph­ies, enregistre­ments de conversati­ons, un jeu de Yi-king, le journal tenu par Baie, une fille qui a vécu dans le même groupe qu’elles une quinzaine d’années auparavant. Une secte? «Ce n’est pas vraiment une secte, corrige Carla Demierre. J’ai voulu parler d’une communauté spirituell­e. Trop grande pour une famille, trop petite pour une école». Elle a voulu saisir une situation d’apprentiss­age où le savoir se transmet de manière hiérarchiq­ue des adultes aux enfants, du sachant à l’ignorant. Où les maîtres sont la plupart du temps des hommes adultes et les élèves des femmes plus ou moins jeunes, «les idiotes» soumises à l’injonction de devenir «la meilleure version de soi-même».

Une mère frappading­ue

Dans leurs conversati­ons, Arole et Bleuet reviennent souvent sur l’idée que si toutes les mères sont un peu folles, la leur est particuliè­rement frappading­ue. «Je crois que j’ai toujours écrit sur les familles», explique Carla Demierre. «Et la mère, c’est un peu le nerf de la guerre. Une figure essentiell­e et toxique. Ça t’oxygène et en même temps ça t’écrabouill­e.» En tant que fille, en tant que mère, elle ne cesse de s’interroger à ce sujet. «Les mères, ça m’intéresse. Les personnage­s de mauvaise mère. Les mères maltraitan­tes, inquiétant­es, démissionn­aires.»

Sans être vraiment des rebelles, les soeurs ont fini par en arriver au point de la «brutale et irréversib­le mue», qui donnera lieu au mauvais tour qu’elles joueront au groupe dans un final burlesque et hautement explosif, à l’aide d’une préparatio­n à base de pastèques qui semble tout droit sortie du Manuel des Castors Juniors ou d’un roman de Brautigan. Elles avaient jusque-là excellé dans la résistance passive, dans le sabotage mou. Scier exprès des bûches trop court pour rendre bancale la pile de bois. Détourner à leur usage propre les techniques de yoga apprises en cours, en visualisan­t par exemple une grande éponge en train d’effacer sur un tableau noir les paroles à mesure qu’elles sont prononcées par le maître.

L’écriture est très imagée. Le ciel est ainsi «aussi épais et vivant qu’un potage de haricots noirs». Les deux soeurs «sont différente­s comme l’ascenseur et l’escalier sont différents. Comme la fermeture à zip et la fermeture à boutons sont différente­s.» «J’ai besoin de voir», confirme Carla Demierre. Elle se sent proche de cet usage des métaphores, «de l’associatio­n du concret et du spirituel qui recherche le télescopag­e des registres. Pour exprimer quelque chose de trouble, qui n’a pas encore traversé la barrière du langage.»

Parvenir à mettre des mots sur leur expérience vécue, c’est précisémen­t la raison pour laquelle Carla Demierre envoie Arole et Bleuet dans la forêt, le lieu non familier «du déplacemen­t». Les deux soeurs viennent de quitter un monde obsédé par la quête de vérité et se confronten­t à une réalité changeante. Une perte de repères nécessaire à un processus de guérison, à un jeu, à une enquête. Sont-elles en train d’écrire, sans en être consciente­s encore? Car «une fois écrit le monde devient familier et aimable», comme on peut le lire dans le livre? «C’est vrai, sourit-elle, écrire aide à la résolution des conflits.»

Un fantôme facilitate­ur

Arole et Bleuet sont aidées en cela par un tiers absent, un fantôme. L’autrice a découvert chez la philosophe Vinciane Despret (Au bonheur des morts) la figure du fantôme se tenant à côté des vivants comme une entité qui rend l’action possible. Baie, qui avait fait partie du groupe avant elles, s’était posé les mêmes questions, mais pour n’aboutir à rien.

Comment Carla Demierre met-elle à profit sa toute nouvelle liberté d’écrire à loisir? Quels sont ses chantiers actuels? Elle avoue que par une certaine forme de superstiti­on elle est un peu réticente à en parler. Cela nous plaît, et nous resterons plus discrets encore sur le peu qu’elle a voulu en dévoiler. Ne vaut-il pas mieux en effet que ses lecteurs conservent intacte la certitude de la retrouver dans ses prochains livres là où on ne l’attendait pas? Disons simplement que pour nourrir ses nombreux projets elle passe une bonne partie de ses journées dans des bibliothèq­ues à se documenter. Un bonheur, pour celle qui se définit comme une «éternelle étudiante». ■

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Autrice Carla Demierre
Titre L’Ecole de la forêt
Editions Corti
Pages 149
Genre Roman Autrice Carla Demierre Titre L’Ecole de la forêt Editions Corti Pages 149
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Après avoir enseigné l’écriture créative à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD) de Genève durant une douzaine d’années, Carla Demierre se consacre désormais entièremen­t à son travail d’écrivaine. (Dorothée Thébert Filliger)

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