Le Temps

«Je ne pense pas que les gens soient aujourd’hui plus influençab­les»

- Propos recueillis par P. S.

Sebastian Dieguez revient sur la genèse de son parcours, et sur le goût qu’il cultive à débusquer les interpréta­tions aberrantes – en particulie­r celles qui prennent naissance dans le discours complotist­e Comment est né votre intérêt pour ces problémati­ques?

Je suis fasciné depuis tout petit par l'étrange et le fantastiqu­e, ce qui m'a conduit à la clinique neurologiq­ue. J'ai pu ainsi étudier les syndromes les plus bizarres, en particulie­r des délires corporels assez extrêmes. Ça m'a fait comprendre qu'on pouvait être présent avec quelqu'un dans la même chambre, tout en vivant dans des mondes totalement différents… Depuis, je suis obsédé par le rôle que jouent l'imaginatio­n, la croyance et l'idéologie dans nos sociétés, et j'essaie de comprendre comment les gens font interagir la fiction et la réalité dans leur tête.

D’une certaine manière, ce qui caractéris­e la situation actuelle, c’est, entre autres, que le «marché aux croivances» est plus facilement accessible (entre autres via les réseaux sociaux). La contagion est donc potentiell­ement plus forte. Dès lors, à quel(s) niveau (x) les possibles antidotes pourraient­ils se situer? Régulation desdits réseaux? Education? Satire? Ou est-ce qu’on se prépare là une lutte, sinon sans objet, du moins sans espoir?

Je ne pense pas que les gens soient aujourd'hui plus influençab­les, c'est plutôt qu'ils n'ont jamais eu autant de ressources pour confirmer et justifier leurs lubies. A partir de là, la simple informatio­n ne suffit pas. On peut bien sûr éduquer, communique­r, «fact-checker», dialoguer, légiférer, réguler voire censurer, mais j'ai le sentiment qu'il manque vraiment autre chose. Redonner leur place à l'imaginaire, au commun, à la dérision, retrouver une légèreté, quelque chose de ce genre, oui.

Votre travail de satiriste dans «Vigousse» a indéniable­ment quelque chose de cathartiqu­e. Face aux croivances, au complotism­e, l’humour est-il une arme efficace? Et si oui pourquoi?

Pour moi, la satire consiste à élargir le monde des possibles, de sorte à révéler la contingenc­e de celui dans lequel on se trouve. Le rire n'est pas tellement important, ce qui me plaît c'est l'absurde, le saugrenu, le ridicule, le grotesque, toujours l'étrange donc. Je fais de mon mieux pour transmettr­e cet état d'esprit, et je pense que ça peut servir à dégonfler quelques baudruches. Mais c'est une arme délicate à manier…

Qui votre livre a-t-il déjà énervé?

Il y a des gens qui voient une forme de mépris de classe dans le titre, comme si je me moquais de ceux qui maîtrisent mal le français. C'est évidemment tomber totalement à côté du sujet, mais c'était sans doute un risque à prendre. Quelle est votre propre réaction face aux croivances? De l’agacement, du dépit, de la curiosité intellectu­elle?

Ça m'a rendu plus tolérant. Les fausses croyances sont simplement des erreurs sur l'état du monde, et les croivances sont des erreurs sur la nature de nos propres états mentaux. Ce sont des choses qui arrivent, nous sommes des créatures limitées, complexes, fragiles et idéalistes. En essayant de mettre un peu d'ordre là-dedans, j'ai réalisé que je m'emballais moins quand j'entendais une ânerie. ■

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