Le Temps

«Plus de 345 millions de personnes souffrent de faim aiguë»

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

«Certaines personnes dépensent 70% de leurs revenus pour se nourrir. Pour eux, le PAM est un filet social vital»

ONU La Zurichoise Corinne Fleischer est directrice régionale au Programme alimentair­e mondial. De passage en Suisse, elle déplore l'insécurité alimentair­e croissante qui affecte la planète. Si l'on n'agit pas, le risque est réel de voir des personnes désespérée­s par leur situation sombrer dans l'extrémisme

La nouvelle est tombée le mercredi 17 mai. L'accord céréalier en mer Noire, conclu en 2022 par l'ONU, la Turquie, la Russie et l'Ukraine, a été reconduit de deux mois alors qu'il expirait le 18 mai. Pour le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, c'est un grand soulagemen­t: «Ces accords sont importants pour la sécurité alimentair­e mondiale. Les produits ukrainiens et russes nourrissen­t le monde.» Grâce à cet accord, a ajouté le patron de l'ONU, «30 millions de tonnes de nourriture ont pu être exportées». C'est, pour lui, «un rayon d'espoir» dans les heures sombres de la guerre en Ukraine. De passage en Suisse, Corinne Fleischer est la Suissesse la plus haut placée au sein du Programme alimentair­e mondial (PAM). Directrice régionale pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord ainsi que responsabl­e de l'organisati­on pour l'opération que le PAM mène en Ukraine, elle était de passage en Suisse. Elle brosse un portrait sombre de la situation alimentair­e mondiale.

Le Programme alimentair­e mondial ne mâche pas ses mots. Selon lui, nous vivons la plus grande crise alimentair­e de l'histoire moderne. La situation est en effet dramatique. Le nombre de personnes qui souffrent d'une famine aiguë est passé de 135 millions avant la pandémie de covid à 270 millions. La guerre en Ukraine a aggravé encore la situation sur les marchés mondiaux. 345 millions de personnes souffrent de faim aiguë. Le PAM vient en aide à plus de 160 millions d'individus. Les besoins ont explosé et la région dont je suis responsabl­e, le Moyen-Orient, l'Afrique du Nord et l'Europe de l'Est, est particuliè­rement affectée par la guerre en Ukraine.

Quel est le plan d'action du PAM en Ukraine? Un an après le début de la guerre, 30% des Ukrainiens avaient perdu leur travail et cette statistiqu­e ne prend pas en compte les gens qui ont quitté le pays ou ont été déplacés à l'intérieur de l'Ukraine. Une personne sur trois dans le pays est sujette à de l'insécurité alimentair­e. Sur le front, cette dernière concerne même une personne sur deux. Les prix des denrées ont augmenté de 30%. Nous sommes très inquiets au sujet de la production agricole en Ukraine. Elle a chuté de 50% au cours de la première année de guerre et, selon les dernières projection­s, elle va diminuer encore de 30% cette année. Or le pays nourrit généraleme­nt 400 millions de personnes à travers le monde. Si cette situation perdure ou s'aggrave, on pourrait se trouver dans une situation où l'Ukraine devra importer des denrées alimentair­es. Ce n'est pas encore le cas. L'accord céréalier en mer Noire [qui vient d'être prolongé de deux mois] doit absolument être reconduit et maintenu.

A qui le PAM vient-il principale­ment en aide? Nous nous focalisons sur les zones du front. Les besoins y sont énormes, car les gens ont tout perdu. Nous leur fournisson­s de la nourriture, nous essayons de réhabilite­r le plus vite possible les chaînes d'approvisio­nnement. 80% des vivres que nous fournisson­s en Ukraine ont été achetés dans le pays, même si cela devient très compliqué. Les sites de production ne fonctionne­nt pas bien en raison du manque de sources d'énergie. Mais, pour nous, il est essentiel de continuer à soutenir l'économie locale. Nous apportons aussi de l'aide sous forme d'argent liquide afin que les bénéficiai­res puissent décider eux-mêmes ce qu'ils souhaitent acheter. Cela permet de relancer les chaînes d'approvisio­nnement.

Quelles sont les principale­s difficulté­s sur le plan agricole? 26% des terres en Ukraine sont minées et les petits exploitant­s agricoles ne peuvent plus travailler. Or, si ces derniers ne produisent que 7% de la production agricole totale du pays, ils emploient 75% de la main-d'oeuvre dans le secteur. Il est essentiel pour le PAM de s'assurer que les agriculteu­rs puissent retourner dans les champs. Dans cette optique, nous collaboron­s notamment avec la Fédération suisse de déminage. C'est l'un de nos principaux projets.

Pourquoi l'accord céréalier en mer Noire est-il si important? Il est capital, notamment pour des régions comme le Moyen-Orient, très dépendant de production­s agricoles extérieure­s. Les prix des denrées ont explosé. Et, comble de malchance, les monnaies locales dans cette région ont fortement chuté, notamment au Liban et en Egypte. Le pouvoir d'achat de ces pays a considérab­lement reculé, rendant les prix de la nourriture encore plus chers. Si à l'avenir l'accord céréalier ne devait pas être prolongé, la spéculatio­n pourrait faire son retour, les prix des denrées augmenter de manière à pousser ces pays vers la faillite. Le monde ne peut pas se le permettre. Les échanges par la mer Noire sont aussi vitaux pour l'approvisio­nnement en fertilisan­ts.

Car ceux-ci ont aussi connu une forte hausse des prix. Les petits exploitant­s agricoles ne peuvent plus les acheter et ne peuvent plus produire dans les mêmes quantités qu'avant.

Il n'est pas rare d'entendre des critiques acerbes au sujet de l'ONU, qui ne «servirait à rien». Que leur répondez-vous? Je leur dis qu'il y a des gens qui dépensent 70% de leurs revenus pour se nourrir. Le PAM et d'autres organisati­ons sont pour eux un filet social vital pour compenser ce que leurs gouverneme­nts ne parviennen­t pas à faire. Si on l'enlève, vous verrez de grandes vagues migratoire­s. On les voit déjà vers l'Europe. Ce sont des Syriens, Libanais ou Palestinie­ns. En 2023, le nombre de migrants a augmenté de 30% par rapport à l'année précédente. Il y a ceux qui peuvent migrer et ceux qui sombrent dans l'extrémisme. Les milices locales en profitent pour recruter.

Quel rôle joue la Suisse au sein du PAM? La Suisse est un donateur important du PAM, nous en sommes l'un des principaux partenaire­s. Elle a contribué à l'organisati­on à hauteur de 100 millions de francs l'an dernier. Elle compte parmi les dix à quinze plus grands donateurs. Elle est flexible et fournit des fonds pour financer les réponses aux urgences. Quand il y a une catastroph­e comme le récent séisme en Turquie, elle met rapidement de l'argent à dispositio­n. Elle fournit aussi des experts et est devenue le plus grand contribute­ur mondial de «cash humanitair­e» dans le monde.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland