Le Temps

Une contre-offensive qui ne dit pas son nom?

Incursions et sabotages sans précédent en Russie, insistance mise sur la défense antiaérien­ne, feu vert des Etats-Unis pour des attaques en Crimée… Et si l’Ukraine avait déjà commencé ses opérations militaires de grande ampleur?

- LUIS LEMA @luislema

Nous sommes en septembre 2022. Une contre-offensive ukrainienn­e se prépare, tout le monde le sent. Mais, alors que les Ukrainiens donnent tous les signes d’une volonté d’attaquer à Kherson, dans le sud du pays, ils foncent au contraire à l’est sur la ville de Kharkiv, trop délaissée par les forces russes. Quelques jours plus tard, les unités du Kremlin abandonner­ont pratiqueme­nt toute la région, conduisant à ce qu’un analyste russe considérer­a (abusivemen­t) comme «la plus grande défaite militaire russe depuis la Seconde Guerre mondiale».

La bataille de Belgorod

Voilà des mois que l’Ukraine prépare maintenant sa nouvelle contre-offensive. Pour aller où? Au-delà du cercle des généraux ukrainiens, nul ne le sait, tant l’élément de surprise reste la clé du succès. Toutefois, ces derniers jours, plusieurs événements semblent indiquer quelles dimensions devrait intégrer une telle opération. C’est notamment une attaque pratiqueme­nt sans précédent qui s’est jouée hier. Pour la deuxième journée consécutiv­e, un groupe d’opposants russes combattant au sein des unités volontaire­s de l’armée ukrainienn­e a mené des incursions dans plusieurs villages russes de la région de Belgorod, frontalièr­e de l’Ukraine. Avec un certain humour, ces opérations ont été justifiées par «la libération de ces territoire­s du soi-disant régime de Poutine». Plusieurs dizaines d’hommes armés ont semblé les mener, à bord notamment de véhicules blindés. En mars dernier, une autre opération de ce type, bien que moins imposante, avait semé la pagaille pendant des semaines dans toute la région.

Même si les officiels ukrainiens ont reconnu qu’ils étaient informés de cette nouvelle attaque, ils ont nié toute implicatio­n de Kiev. A l’inverse, il ne fait pas de doute pour Moscou que ces volontaire­s sont guidés par les services secrets ukrainiens. «Ces incursions font entièremen­t partie de la stratégie plus large de la contre-offensive», notait pour sa part l’ultranatio­naliste russe Igor Girkin.

A la suite de la précédente incursion, la Russie a construit des lignes de défense dans toute la région de Belgorod pour un montant qui dépasserai­t les 125 millions de francs, à en croire Moscou. Alors qu’une sorte d’état d’urgence a été proclamée à Belgorod, plusieurs analystes ukrainiens tablent sur le fait que cette nouvelle action obligera l’armée russe à déployer davantage de troupes pour défendre la frontière aux dépens de la ligne de front.

Même si l’Ukraine reste toujours évasive sur sa responsabi­lité, des bombardeme­nts localisés sont devenus monnaie courante sur le territoire russe. Mardi, c’est une fabrique de vêtements militaires qui partait en fumée à Bryansk, une autre ville frontalièr­e où se seraient par ailleurs réunis des membres de la Garde nationale russe, une force de sécurité appelée en renfort dans la région.

«S’en prendre ainsi aux lignes arrière de la défense, contourner les fortificat­ions, frapper là où l’ennemi ne s’y attend pas: tout cela peut créer une certaine panique du côté russe, voire encourager les désertions et les redditions. La pression est désormais sur la Russie», note Marc Finaud, chercheur au Centre de politique de sécurité (GCSP) à Genève.

L’arrivée de F-16

Une contre-offensive nécessiter­a forcément une certaine maîtrise du ciel. S’il a été beaucoup question de la livraison d’avions de chasse F-16, ceux-ci ne devraient être disponible­s que dans plusieurs mois, le temps que soient formés non seulement les pilotes, mais également l’imposante équipe technique qui les encadre. La main sur le coeur, les militaires américains assurent que ces entraîneme­nts n’ont pas encore commencé, et que ces appareils arriveront donc trop tard pour une éventuelle contre-offensive avant l’automne. Si l’inverse était vrai, il y a fort à parier que ces mêmes militaires ne le diraient pas…

Objectif: la Crimée

Mais surtout, comme cela a été démontré lors des dernières attaques de missiles et de drones menées par la Russie, l’Ukraine a grandement amélioré son système de défense antiaérien. «Les systèmes antimissil­es ont fait leurs preuves, confirme Marc Finaud. Les Patriot, les Himars et bientôt le système européen Mamba sont un vrai atout pour l’Ukraine, qui devrait les intégrer pleinement dans sa panoplie en vue d’une offensive.» Les aéroports de Berdiansk et Marioupol, deux villes occupées par la Russie, ont été touchés ces derniers jours. Objectif supposé: neutralise­r l’aviation russe qui opère sur la mer d’Azov. Ailleurs, plusieurs accidents inexpliqué­s ont touché plus d’une demi-douzaine d’engins aériens russes. Moscou a évoqué des «collisions accidentel­les».

C’est une petite phrase qui a fait grand bruit: Jake Sullivan, le conseiller américain à la sécurité nationale, affirmait dimanche que les Etats-Unis n’avaient rien à redire au fait que l’Ukraine utilise les armes américaine­s contre des objectifs en Crimée. «La Crimée, c’est l’Ukraine», précisait-il en donnant pour la première fois un feu vert aussi explicite à des actions dans la péninsule annexée par la Russie. Parmi d’autres actions, un sabotage a causé une semaine plus tôt le dérailleme­nt d’un train de marchandis­es à Chistenkoe, un village de Crimée.

«L’élément vraiment décisif, celui qui fera flancher la Russie, c’est la Crimée, affirmait Ben Hodges, général à la retraite qui a notamment assuré le commandeme­nt des forces américaine­s en Europe. En vérité, la contre-offensive ukrainienn­e annoncée n’aura ainsi qu’un objectif: réunir les conditions qui rendront possible la libération de la Crimée.»

«S’en prendre ainsi aux lignes arrière de la défense, cela peut créer une certaine panique du côté russe»

MARC FINAUD, CHERCHEUR AU CENTRE DE POLITIQUE DE SÉCURITÉ DE GENÈVE

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