La peur des grands carnivores est mauvaise conseillère
Les coyotes et lynx roux du nord-ouest américain se rapprochent des zones d’occupation humaine pour échapper à leurs prédateurs, l’ours brun, le puma et le loup. Une protection bien peu efficace, puisqu’ils sont alors victimes des activités humaines
De nombreux animaux ont compris, depuis longtemps, que les grands carnivores évitent autant que possible toute proximité avec les humains. Si bien que de nombreuses espèces, des ongulés mais aussi des carnivores de taille moyenne, préfèrent s'installer dans des régions dont l'empreinte humaine est plus élevée que dans les espaces les plus sauvages pour profiter d'un effet de bouclier. Une protection pourtant éphémère puisque ces animaux peuvent être chassés ou tués lors de collisions sur les routes. Pour évaluer les risques encourus, l'équipe de Laura Prugh, de l'Université de Washington à Seattle, s'est penchée sur ceux que l'on appelle les mésoprédateurs, des carnivores qui occupent le milieu de la chaîne trophique. Dans cette région, il s'agit pour l'essentiel de coyotes et de lynx roux. Des dizaines d'animaux ont été équipés de colliers dotés d'un GPS, d'une batterie et d'un émetteur, pour suivre leurs déplacements, dans le cadre du Washington Predator-Prey Project, un vaste programme financé par les autorités de l'Etat américain pour comprendre l'ensemble des relations entre proies et prédateurs, humains compris, et notamment déterminer les transformations de ces écosystèmes depuis le retour du loup, en 2009.
Un suivi sur 10 000 km²
«Quand le GPS ne signale plus de mouvement d'un individu pendant plus de huit heures, cela déclenche une alarme par e-mail, et un volontaire se rend sur la dernière position connue pour voir ce qu'il s'est passé», explique Laura Prugh. Entre 2017 et 2022, un total de 35 coyotes et 37 lynx roux ont été suivis dans deux territoires ruraux de l'Etat de Washington où l'on trouve de vastes espaces non occupés par les humains, mais aussi des routes, des ranchs, des villages et des villes. Une étude qui a mobilisé près d'une centaine de personnes, scientifiques et volontaires, pour couvrir une superficie d'environ 10 000 km, le quart de la Suisse.
Le verdict est sans appel, expliquent les chercheurs dans la revue Science: les causes de décès de lynx roux et coyotes sont nettement plus souvent humaines que liées à la prédation, et la survie n'est pas une mince affaire. Le suivi de 60 pumas et de 22 loups a permis de vérifier leur évitement des zones humaines, mais aussi que la chasse et le braconnage sont responsables de nombreux décès: la moitié des cougars ont été tués, dont 70% par des humains, alors que l'animal ne peut être chassé que de septembre à décembre, avec un permis de tuer un seul animal. Six des huit loups décédés pendant l'étude – l'animal est totalement protégé dans l'Etat de Washington – ont été tués par des braconniers, ou des agents assermentés après des attaques de troupeaux.
L'étude du groupe de Laura Prugh révèle que seulement 11 des 35 coyotes pistés étaient toujours vivants à l'issue de leur suivi. Cinq ont été victimes d'un grand prédateur (puma, ours brun, ou un animal non identifié), une cause déterminée par l'analyse des lieux et des tests génétiques de prélèvements sur les morsures; deux sont morts en affrontant un congénère et 14 ont été tués par des humains: un dans une collision avec un véhicule et 13 par arme à feu! «Le coyote n'est absolument pas protégé, rappelle Laura Prugh. Mais fort heureusement, la population se porte bien dans cette région et ce taux de décès élevé ne menace pas l'espèce.»
La fourrure convoitée des félins
Beaucoup plus méfiant que le coyote, le lynx roux se rapproche aussi de zones occupées par les humains, mais en choisissant celles de moindre présence, si bien que les rencontres sont très rares. Ce qui se retrouve dans le mode d'abattage des lynx constaté lors de cette étude: ils sont souvent piégés, tant leur fourrure est recherchée. C'est ainsi que huit d'entre eux ont été tués, auxquels s'ajoutent trois tirs mortels, les grands prédateurs étant responsables de trois décès seulement (un s'est noyé, un autre est mort de maladie, un de sous-alimentation et un tué par un congénère). Le lynx roux est à peine protégé car sa population n'est pas menacée. «Il peut être chassé ou piégé sans limite de nombre, pendant une partie de l'année et à condition de posséder un permis, mais son abattage est toléré sans contrainte si l'animal présente une menace pour un humain ou le bétail», précise Laura Prugh.
La principale limite de cette étude porte sur le procédé de suivi. «Comme le poids des colliers ne doit pas gêner les mouvements des animaux, nous ne pouvons équiper que les adultes. Nous n'avons donc aucun moyen d'évaluer les décès des juvéniles», reconnaît Laura Prugh. Et donc de connaître la nature – bénéfique ou délétère – de l'effet bouclier pour les jeunes animaux. Pour les adultes, en tout cas, cette stratégie de rapprochement des zones anthropiques semble bien contre-productive, puisque la probabilité qu'un lynx roux soit tué par un prédateur est de 7%, contre 25% par un humain (respectivement 10 et 30% pour le coyote). «Ces espèces ont appris, au fil de l'évolution, à éviter leurs prédateurs naturels, souligne Laura Prugh. Mais cela ne fait que quelques milliers d'années que les humains ont commencé à s'installer sur leurs territoires, ce qui ne leur a pas encore permis de s'adapter.»
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