La poésie du temps qui s’arrête
Fraîchement paru aux Editions Noir sur Blanc, l’ouvrage de Luc Debraine dévoile 50 photographies représentant des cadrans aux aiguilles immobilisées. Texte et image s’allient pour redonner voix à ces témoins silencieux d’un temps révolu
Une horloge à l’arrêt relève toujours d’une anomalie. Mécanisme grippé, coucou enroué, le caractère anecdotique de l’incident ne parvient pas à étouffer le vague sentiment d’inquiétude prêt à s’emparer du spectateur contemplant un cadran immobile. Le temps aurait-il suspendu son vol et exaucé les prières de Lamartine, et avec lui celles de l’humanité entière? Ou bien les aiguilles, inertes, nous rappellent-elles plutôt l’heure où le temps se figera définitivement pour chacun et chacune d’entre nous?
L’ouvrage Les Garde-Temps, de Luc Debraine, regorge de questions comme celles-ci, qui affleurent dans le clair-obscur feutré des photographies. De la montre à gousset d’un naufragé du Titanic, enrayée par l’eau glacée, à la grande horloge de la gare de Bologne, soufflée dans l’attentat néofasciste de 1980, beaucoup de ces «garde-temps» matérialisent l’instant fatidique de la catastrophe. Pour qui sonne le glas? Ou encore, pour citer l’introduction du livre: «Toutes les heures blessent, la dernière tue.»
Sentinelles de l’histoire
Macabre? «Peut-être solennel, tempère Luc Debraine. Une horloge arrêtée est une sentinelle placée à un point de l’histoire. Elle est à la fois le témoin d’un bouleversement et le garant d’une mémoire collective.» La nécessité du souvenir a donc guidé la démarche artistique? «Oui et non. Je n’affectionne pas l’expression «devoir de mémoire», qui contient quelque chose de rigide et coercitif. En revanche, à titre personnel, je reste persuadé que l’oubli est une seconde mort.»
Mais remontons plutôt la mécanique des années. Vers la fin de la décennie 1990, Luc Debraine est journaliste et photographe au sein du Temps, au nom par ailleurs prophétique. Le tournant de l’an 2000 et les soubresauts occasionnés par le passage au troisième millénaire le conduisent à s’intéresser à la question du temps, à la fois comme phénomène physique et comme objet philosophique. De fil en aiguille(s), il s’adonne à cette fascination croissante pour les horloges, symboles matériels de l’écoulement temporel, et noue des liens avec des personnalités qui partagent son engouement, comme le physicien Etienne Klein, qui signe la préface des Garde-Temps.
Figer le temps qui se fige
En 2018, sa nomination à la tête du Musée suisse de l’appareil photographique lui fournit une première occasion de présenter au public, par le biais d’une exposition, les rapports qu’entretiennent horlogerie et photographie. Cette expérience le décide à publier le projet qui l’a occupé pendant vingt ans et à envoyer aux Editions Noir sur Blanc sa collection d’horloges arrêtées, qu’il s’est affairé à photographier aux quatre coins du monde.
Temps suspendu, capturé par l’art de la suspension… Ne dit-on pas, en effet, de l’objectif du photographe qu’il «immortalise» les êtres et les choses? Le geste artistique étonne à la manière d’une évidence: la photographie fige le temps qui s’est lui-même figé. Une mise en abîme dans laquelle s’engouffre Luc Debraine, lui qui ne craint pas le vertige des failles temporelles. «L’horlogerie et la photographie sont deux arts du temps, qui convergent à plusieurs égards. Elles présentent une parenté dans leur complexité mécanique, et tirent à la même corde métaphorique en nous ramenant à notre propre finitude.» Des memento mori modernes, en somme, qui annoncent un futur inéluctable tout en éclairant un passé enfui. «La photographie, en particulier, possède le don paradoxal de simultanément arrêter le temps et mettre en mouvement la mémoire. C’est cette tension que mon ouvrage cherche à explorer.»
En dépit des grands principes métaphysiques qu’il convoque, l’ouvrage est loin d’être abscons, et c’est là sa force. Luc Debraine, en journaliste chevronné, s’intéresse d’abord à l’humain et aux trajectoires personnelles, petits pas esquissés dans la grande marche du temps. Qu’il s’interroge sur l’horloge murale qui orne l’appartement bernois d’Albert Einstein, ou sur le garde-temps de London Bridge Station qui valut un jour à Boris Johnson d’arriver en retard à une importante séance, le livre s’attache à sonder la relation qui unit l’être à l’instrument qui mesure chaque battement de son existence – que cet instrument lui inspire des théories brillantes ou des colères despotiques.
Le langage stylistique témoigne à lui seul de cette volonté d’accès direct, de simplicité revendiquée. Le noir et blanc permet une communion directe avec le sujet, qui se passe du relief tapageur de la couleur. «Photographier signifie littéralement «écrire avec la lumière», et c’est précisément ce que j’ai choisi de faire, en n’usant que des nuances de clair-obscur. Le noir et blanc permet par ailleurs un flottement intemporel, alors que la couleur date immédiatement une photo, la fait basculer dans une temporalité moderne.»
Conçu dans le même souci de dépouillement, le texte affiche un lyrisme elliptique et dépasse volontiers sa fonction auxiliaire pour venir véritablement dialoguer avec les clichés et faire entendre le récit – bien vivant – enfermé à l’intérieur de chaque cadran inerte. Deux moyens d’expression au service d’une seule mémoire: et un fragment de passé qui vient se cristalliser dans les rouages du temps.
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Luc Debraine, «Les Garde-Temps», Editions Noir sur Blanc, 124 pages. Vernissage à L’Appartement – Espace Images Vevey, mercredi 24 mai à 18h.