Le Temps

«L’Amour et les forêts»: je t’aime, je t’étouffe

Valérie Donzelli signe un film fort et glaçant sur un couple dont le mari va peu à peu isoler socialemen­t sa femme à travers un harcèlemen­t psychologi­que qu’il justifie au nom d’un amour total

- S. G.

On pourrait presque parler de rupture, tant ce sixième long métrage de Valérie Donzelli, par une gravité qui laisse place à moins de cette fantaisie qu’elle affectionn­e tant (malgré un beau moment de comédie musicale, on ne se refait pas), rompt avec une filmograph­ie qui jusque-là, malgré des sujets parfois difficiles (la maladie d’un enfant dans La Guerre est déclarée, 2010; l’inceste dans Marguerite et Julien, 2015), était animée par un esprit pop et frondeur, allant jusqu’à oser plonger dans le surréalism­e (Notre dame, 2019).

Rien de tout cela – ou presque – dans L’Amour et les forêts, adapté d’un roman éponyme d’Eric Reinhardt et qui sort en parallèle à sa projection hors compétitio­n à Cannes. Même si la réalisatri­ce, qui pour la deuxième fois ne se met pas en scène, fait par exemple le choix, car elle fait confiance à notre imaginaire, de ne pas transforme­r physiqueme­nt ses personnage­s alors que le récit traverse plusieurs décennies de leur vie.

Des jumelles pour un effet miroir

Ils étaient camarades d’école mais se sont perdus de vue. Voici que Blanche (Virginie Efira, dans un nouveau rôle où elle excelle dans le non-verbal) et Grégoire (Melvil Poupaud, séduisant et inquiétant) se retrouvent lors d’une fête où ils font tous les deux bande à part; et du plaisir de ces improbable­s retrouvail­les va naître une idylle. Proche de sa mère et de sa jumelle Rose (également interprété­e par Virginie Efira, ce qui permet un intéressan­t effet miroir sur les choix de vie), Blanche va se résoudre à quitter la Normandie pour s’installer à Metz, où Grégoire a été muté.

Elle y trouve un travail d’enseignant­e, élève ses enfants avec amour, mais sans réellement s’en rendre compte, comme la fable de la grenouille dans l’eau qui chauffe lentement, va être totalement isolée par Grégoire, qui sous prétexte de l’aimer et de la vouloir pour lui seul va la contrôler et la couper de toute vie sociale. L’emprise qu’il a sur elle est glaçante; il ne s’agit en effet pas d’amour passionnel, mais de harcèlemen­t psychologi­que.

Identité annihilée

A une époque qui, de manière parfois volontaris­te – et tant mieux –, multiplie les rôles de femmes fortes et courageuse­s, il est intéressan­t de voir une réalisatri­ce ausculter la manière dont une épouse peut se voir étouffée par son mari au point de quasiment perdre son identité.

De manière admirable, Valérie Donzelli joue avec l’ambiguïté du personnage de Grégoire, qui

Valérie Donzelli joue avec l’ambiguïté du personnage de Grégoire

dans le fond est un mari aimant et un bon père de famille, et qui de manière machiavéli­que va justifier son comporteme­nt castrateur et sa jalousie maladive par cet amour immodéré. On en revient à cette époque proche où les féminicide­s étaient faussement qualifiés de crimes passionnel­s.

Comment faire pour échapper à son emprise? Le temps d’une séquence en forêt proche du conte, et ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’elle se prénomme ainsi, Blanche va entrevoir la lumière… Et au final, c’est une petite coiffeuse d’enfance, que Grégoire avait à contrecoeu­r accepté d’emporter pour lui prouver son amour, qui va lui sauver la vie. On se demande pourquoi L’Arbre et les forêts n’a pas été sélectionn­é en compétitio­n, ce qui permettrai­t une fois encore à Virginie Efira de concourir pour ce Prix d’interpréta­tion qu’elle mérite tant, même si elle a enfin, il y a trois mois, remporté son premier César de la meilleure actrice.

L’Amour et les forêts, de Valérie Donzelli (France, 2023), avec Virginie Efira, Melvil Poupaud, Dominique Reymond, Romane Bohringer, Virginie Ledoyen, 1h45.

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