Le Temps

Les langues sont-elles sexistes?

- MARIE-HÉLÈNE MIAUTON ENTREPRENE­USE ET ESSAYISTE mh.miauton@bluewin.ch

La langue française reflète la domination des hommes sur les femmes, voilà la thèse de départ. Ainsi, le masculin générique qui sert de neutre à la langue française serait une manifestat­ion de sexisme qui permettrai­t d’invisibili­ser les femmes. Je n’en suis pas convaincue et j’aimais bien l’idée que le masculin pouvait être un fourre-tout grammatica­l tandis que la forme féminine restait singulière, attestant d’une distinctio­n nécessaire et d’une valeur spécifique. Hélas, les combats féministes exigent désormais d’aménager la syntaxe et la graphie afin d’utiliser le langage comme levier du changement social.

Parmi les nouveaux usages, le plus anodin consiste à éviter le masculin en neutralisa­nt le vocabulair­e. Par exemple, le mot collègues (neutre) peut avantageus­ement remplacer le mot collaborat­eurs (masculin). C’est jouable à l’écrit, quand le temps permet de chercher les synonymes, mais plus difficile à l’oral. Autre compromis habile, parler des droits humains plutôt que des droits de l’Homme: l’emploi de la majuscule pour neutralise­r, et donc féminiser, le nom de l’espèce biologique ne manque pas d’humour.

Quant à la féminisati­on des noms de métiers, elle est désormais courante et l’Académie française en a entériné la pratique en 2019. Certains ont donné lieu à des néologisme­s qui écorchent les oreilles ou prêtent à rire (une sapeuse-pompière!). Certains autres ne sont pas très euphonique­s, ou transgress­ent les règles de formation des mots, mais on s’y habituera. Ainsi, les problèmes se sont aplanis sauf la fâcheuse manie de la double flexion consistant à dire sans cesse «toutes et tous», «celles et ceux», «chacune et chacun», répétition­s qui deviennent vite pesantes.

Tout se complique avec l’écriture inclusive et ses points médians, situés au milieu de la ligne et non à sa base, pour signifier les deux genres. Cette graphie ne convainc personne, car elle alourdit le texte jusqu’à le rendre illisible, en rompt l’harmonie et opacifie son sens. En outre, elle creuse un fossé entre la langue écrite et la langue orale. Actuelleme­nt, en Suisse, elle s’est toutefois imposée au sein des université­s, ce qui n’aidera pas à faire sortir la communauté académique de sa tour d’ivoire ni ses articles de leur ésotérisme natif. Au niveau administra­tif, les cantons de Vaud, Fribourg et Neuchâtel l’appliquent, mais ni Genève ni le Valais, et l’Administra­tion fédérale a refusé de l’adopter. On assiste aussi à des retours en arrière comme dans le Jura où une initiative récente du socialiste Pierre-André Comte voudrait la bannir, prouvant ainsi que la gauche a parfois plus de courage que la droite. En France, le Tribunal administra­tif vient de retoquer l’Université de Grenoble qui entendait en prescrire l’usage.

Pourtant, le postulat de départ de tout ce remue-ménage affirmant que la langue construit et entretient les stéréotype­s n’est pas démontré. En effet, en turc et en chinois par exemple, les genres n’existent pas et les noms, les adjectifs, les pronoms sont invariable­s et ne s’accordent jamais. Pour autant, peut-on constater que l’égalité entre femmes et hommes y est mieux aboutie? Chez les Iroquois, le féminin l’emporte sur le masculin au contraire du français, mais les femmes font linguistiq­uement partie de la classe des «inanimés». Décidément, rien n’est parfait en ce bas monde!

Heureuseme­nt, la langue française hautement codifiée, normée et genrée n’a pas empêché l’émergence de grands auteurs et de poètes inoubliabl­es. A l’inverse, le langage et l’écriture inclusifs qui brident l’imaginatio­n, contraigne­nt la graphie et appauvriss­ent le champ sémantique ne conviennen­t pas aux belles-lettres, là où réellement naissent les représenta­tions du masculin et du féminin, de l’amour et de la haine, du bon et du beau. Quant aux jeunes sur internet, on les voit mal s’encombrer de points médians… Inadaptée à l’usage quotidien et inutilisab­le en littératur­e, l’écriture inclusive se résume donc à une tracasseri­e administra­tive de plus qui dessert la cause des femmes. Dommage!

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