En Turquie, le nationalisme a déjà gagné l’élection
Les Turcs votent ce dimanche au second tour de l’élection présidentielle. Face à Recep Tayyip Erdogan en position de favori, l’opposant Kemal Kiliçdaroglu a multiplié ces dernières semaines les appels du pied aux nationalistes. Avec un effet incertain
Oubliés les coeurs avec les doigts et les images de cerisiers en fleurs. Kemal Kiliçdaroglu, qui tentera dimanche de défaire dans les urnes Recep Tayyip Erdogan au second tour de l’élection présidentielle turque, n’est plus le candidat rassembleur et rassurant de sa campagne du premier tour. Arrivé deuxième le 14 mai avec 44,9% des voix, soit presque cinq points de moins que le président sortant, l’opposant a changé de cap. Ses thèmes de l’entre-deux-tours: le nationalisme et la xénophobie.
Rien de nouveau sous le soleil turc, mais le contraste est saisissant. Le camp de l’opposition avait d’abord parié sur l’apaisement («répondons aux pierres avec des roses», «soyons des boules d’amour», proclamait le maire d’Istanbul et candidat à la vice-présidence Ekrem Imamoglu avant le premier tour). Il joue désormais sur les peurs.
Cette volte-face se fonde sur un triple constat. Tayyip Erdogan, qui est soutenu depuis 2016 par le principal parti nationaliste (MHP) et s’emploie depuis des mois à dépeindre son rival en «traître» allié aux «terroristes», a frôlé la victoire en un tour. Le parlement issu des législatives – qui se tenaient en même temps que le premier tour de la présidentielle – est à la fois le plus conservateur et le plus nationaliste de l’histoire du pays. Enfin, le candidat arrivé troisième avec 5,2%, Sinan Ogan, est un nationaliste dont la principale promesse était l’expulsion immédiate des trois millions et demi de Syriens réfugiés en Turquie.
Les Syriens en ligne de mire
L’élection se jouera donc sur des thèmes nationalistes. A court de temps et pris de court (les sondages lui promettaient la victoire), Kemal Kiliçdaroglu va au plus simple: il stigmatise les Syriens. Certes, celui qui dirige depuis treize ans le premier parti d’opposition (Parti républicain du peuple, CHP) a toujours critiqué la politique migratoire de Tayyip Erdogan et toujours promis de «renvoyer les réfugiés chez eux». Mais il n’avait jamais instrumentalisé à ce point les peurs des électeurs, quitte à propager des mensonges.
Tayyip Erdogan a frôlé la victoire au premier tour
Tous ses discours des derniers jours évoquent les «dix millions de réfugiés supplémentaires qui débarqueront en Turquie» si Tayyip Erdogan l’emporte, les «jeunes femmes turques qui ne pourront plus se promener seules dans les rues», les «pillages» qui attendent les villes «sous contrôle des réfugiés», qualifiés de «potentielles machines à crime». «Avec ce discours, il essaye de mobiliser l’électorat de Sinan Ogan, ce qui lui vaut d’être accusé par la gauche socialiste d’opérer un virage à droite», reconnaît Ahmet Kiraz, un représentant du CHP à Istanbul.
«J’ai eu raison de me méfier»
Au sein de la base électorale de Kemal Kiliçdaroglu, très peu lui en tiennent rigueur. «Il a raison, c’est ce qu’attendent la plupart des Turcs! Nous voulons un pays vivable, sûr, où l’on peut sortir tranquillement, donc une société débarrassée des migrants! » s’exclame Esra, une étudiante de 23 ans. Oguz, un trentenaire qui assure avoir beaucoup hésité avant de finalement voter Erdogan, se dit à l’inverse conforté dans son choix par le virage à droite du candidat d’opposition. «Cette fois-ci, j’irai voter résolument pour Erdogan», martèle-t-il. «Le discours de ses opposants au second tour confirme que j’ai eu raison de me méfier d’eux. Le fait que Kiliçdaroglu devienne soudain plus nationaliste qu’Erdogan montre à quel point son discours du premier tour était artificiel», estime Oguz.
Sinan Ogan, troisième homme du premier tour, a appelé à voter pour l’actuel président. Mais Kemal Kiliçdaroglu peut se prévaloir du soutien d’Umit Ozdag, dirigeant du Parti de la victoire (2,2% aux législatives), une formation anti-réfugiés qui avait porté la candidature de Sinan Ogan. Kemal Kiliçdaroglu et Umit Ozdag ont signé mercredi un protocole qui prévoit, entre autres, «le renvoi de tous les demandeurs d’asile et clandestins, à commencer par les Syriens, dans un délai d’un an maximum».
Depuis le 14 mai, Kemal Kiliçdaroglu s’efforce aussi de contrer l’étiquette que Recep Tayyip Erdogan lui colle depuis des mois: celle de «candidat du PKK» (Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe armé classé terroriste), au motif que le parti de gauche pro-kurde HDP a appelé à voter pour lui. Kemal Kiliçdaroglu contre-attaque en rappelant chaque jour les négociations tenues, dans la première moitié des années 2010, entre le gouvernement Erdogan et le chef emprisonné du PKK, Abdullah Ocalan.
Mais dans un pays aussi polarisé que la Turquie, il risque de peiner à rallier à sa cause les plus nationalistes sans perdre – ou malgré – le soutien des électeurs du parti pro-kurde HDP, qui ont massivement voté pour lui le 14 mai. L’accord conclu par Kemal Kiliçdaroglu et Umit Ozdag a fait grincer des dents au sein du HDP, car il promet que les «administrations locales dont la justice aura prouvé qu’elles sont liées au terrorisme» continueront d’être remplacées par des fonctionnaires nommés par l’Etat. Depuis 2019, presque tous les maires HDP ont été démis de leurs fonctions pour ce motif, certes sur décision du gouvernement et non de la justice.
«Le nationalisme ne choque quasiment personne ici»
Ahmet Kiraz, le représentant du CHP, ne craint pourtant pas la démobilisation de l’électorat kurde au second tour. La stratégie de Kemal Kiliçdaroglu peut fonctionner car, observe-t-il, «en Turquie, presque tout le monde est nationaliste. A gauche, on se dit «patriote» mais cela reste une forme de nationalisme, et le nationalisme ne choque quasiment personne ici.»
Oguz, l’électeur de Recep Tayyip Erdogan, se décrit lui aussi comme «nationaliste et hostile à la présence des Syriens». Même s’il critique la politique migratoire de Tayyip Erdogan, il sait que son pays – quel que soit le vainqueur de dimanche – ne pourra pas expulser des millions de réfugiés. «L’opposition joue un jeu dangereux en promettant l’impossible», estime Oguz. «En Turquie ou ailleurs, quand des partis de gauche ou sociaux-démocrates utilisent des thèmes d’extrême droite pour tenter de gagner des voix, ça ne fonctionne jamais. Par contre, ça banalise ce genre d’opinion et ça pousse le débat public vers les extrêmes.»
■