La Suisse a refusé d’aider l’Espagne à enquêter secrètement sur un mouvement indépendantiste
Depuis quatre ans, la justice espagnole enquête sur Tsunami Democràtic, une organisation qui serait à l’origine de manifestations qui ont agité la Catalogne. L’aide de la Suisse a été sollicitée, mais Berne a exprimé son refus de livrer des informations
«Emeutes violentes», «propagande», «manipulation», «intention directe de déstabilisation». Le 20 janvier 2020, la demande d’entraide judiciaire qui arrive sur le bureau de l’Office fédéral de la justice (OFJ) paraît particulièrement sensible. Elle est tamponnée du cachet du Ministère de la justice espagnol. Et dans le viseur de Madrid, la mystérieuse organisation catalane connue sous le nom de Tsunami Democràtic. Le crime présumé? «Terrorisme», explique un juge d’instruction de l’Audience nationale, tribunal espagnol réservé pour les cas d’une importance majeure, en préambule de cette commission rogatoire que Le Temps a pu consulter. Sur quatre pages, précisant que l’enquête est «secrète», il détaille les différents épisodes de ces manifestations. «Tsunami Democràtic (…) fait peser une menace exceptionnellement grave sur l’Etat et son intégrité territoriale, avec d’incontestables possibilités de renverser et de perturber l’ordre constitutionnel», conclut-il, sollicitant donc l’aide de nos autorités.
Banque genevoise ciblée
Retour le 14 octobre 2019, à 600 kilomètres de Barcelone, entre les murs du Tribunal suprême de la capitale espagnole, sommet du pouvoir judiciaire, neuf leaders indépendantistes catalans sont condamnés. Les peines vont de 9 à 13 années de prison, pour crime de sédition, ils seront finalement graciés en 2021. En Catalogne, les mois qui suivent l’annonce du jugement, les indépendantistes contre-attaquent. Des manifestations monstres paralysent la région. Blocage de l’aéroport de Barcelone El Prat, cortèges dans les rues, visite du roi et élections générales chahutées ou blocus routiers: une partie de la population exprime sa colère face à la décision ferme des juges madrilènes. C’est via les réseaux sociaux que les manifestants s’organisent, suivant les instructions de Tsunami Democràtic. Face à l’ampleur de la mobilisation, à Madrid, une enquête secrète est lancée pour découvrir les instigateurs du mouvement. Et pour remonter le fil de
Tsunami Democràtic, Madrid compte sur l’aide de plusieurs de ses alliés occidentaux. La Suisse est sur la liste.
Selon la commission rogatoire, la plateforme indépendantiste, qui aurait déjà dépensé 135 818 € pour ses actions, serait financée via un compte bancaire de la CIM Banque privée, basée à Genève. Et c’est précisément ici que l’Espagne attend l’aide de la Confédération: que les «autorités procèdent à l’obtention et à la livraison à l’Espagne des informations sur les cartes de crédit, les produits financiers, le nom des propriétaires, les mouvements depuis sa création et les informations Swift sur les virements reçus et émis.» Parallèlement, la justice espagnole fait des demandes similaires aux EtatsUnis, au Canada et aux Pays-Bas, concernant cette fois-ci des informations relatives aux sites web et plateformes utilisés par Tsunami Democràtic.
Dans un courrier daté du 26 mars de la même année, la Suisse répond à l’Espagne et exprime son refus net d’entrer en matière après avoir examiné la demande. «Le caractère politique du délit, si délit il y a, constitue en tous les cas une cause d’irrecevabilité de l’entraide en vertu de la législation suisse en matière d’entraide judiciaire pénale, qui nous empêche – sans nous laisser aucun choix – d’accorder l’entraide judiciaire à l’autorité requérante espagnole.»
La ligne ferme de la Suisse
Le délit politique est un motif de refus traditionnel en matière de coopération. «Historiquement, un Etat est méfiant à l’égard d’un autre et préfère ne pas prêter son concours à poursuivre une personne qui voudrait déstabiliser cet autre Etat, sauf en cas de lutte violente», explique Maria Ludwiczak Glassey, professeure de droit à l’Université de Genève et spécialiste de la coopération internationale en matière pénale. Malgré cela, il convient toujours aux Etats d’interpréter comme ils le souhaitent la notion de délit politique. «Et de manière générale, la Suisse coopère habituellement beaucoup avec ses voisins et accorde l’entraide judiciaire largement notamment à cause d’une proximité juridique et de valeurs», poursuit Maria Ludwiczak Glassey. Mais dans cette affaire, la Suisse persiste et signe: elle ne reconnaît aucun caractère violent suffisant pour entrer en matière.
Outre «le caractère politique prépondérant», l’OFJ avance une autre raison pour motiver sa décision: les faits décrits ne correspondent pas à des infractions d’«organisation criminelle» et de «financement du terrorisme» dans le droit suisse. Dans sa lettre, l’OFJ qualifie même les actions de Tsunami Democràtic de «désobéissance civile», une notion qui ne figure pas comme telle dans le droit pénal suisse et qui laisse à l’autorité une grande marge d’interprétation…
«La demande contestable d’assistance judiciaire de l’Espagne a été rejetée», confirme l’OFJ au Temps qui précise qu’aucune autre demande n’a été reçue à cet égard et qu’elle viendrait à être «rejetée si les conditions légales ne sont pas remplies». La Suisse suit donc sa ligne ferme face à Madrid. En 2018 déjà, l’OFJ avait déclaré que la Suisse n’extraderait pas l’ex-députée indépendantiste catalane Anna Gabriel si l’Espagne venait à en faire
«La demande contestable d’assistance judiciaire de l’Espagne a été rejetée» L’OFFICE FÉDÉRAL DE LA JUSTICE, QUI RÉPONDAIT AU «TEMPS»
la demande. Devant ce qui semblait être une position catégorique de la Suisse, la justice espagnole ne se donnera finalement pas la peine de le faire.
Alors pourquoi, cette fois-ci, une demande formelle est-elle arrivée à Berne? Est-elle liée à une méconnaissance du droit suisse? La question aurait pu être posée au sein d’Eurojust, l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale où siège un procureur suisse. Ou serait-ce la volonté des juges espagnols de montrer qu’ils font le maximum pour avancer dans cette affaire dans laquelle l’accusation semble démesurée? Les autres pays sollicités se sont principalement montrés timides face à la demande de la justice espagnole quoiqu’un peu plus coopératifs que la Suisse. Les Etats-Unis ont demandé des informations plus précises avant de donner leur réponse, les PaysBas ont livré quelques données relatives aux sites utilisés par Tsunami Democràtic. Le Canada a, lui, répondu qu’il ne pouvait accéder à la demande car les serveurs du site incriminé se trouvaient en Suède. Et en Espagne, trois ans plus tard, la procédure à l’encontre de Tsunami Democràtic court toujours. ■