Devenez Suisse sans effort
Qui ne croit ni à Guillaume Tell ni à la soupe de Kappel ne saurait devenir Suisse. Avec toute la sympathie que l’on peut avoir pour la toute récente initiative «Pour un droit de la nationalité moderne», qui veut accorder la possibilité d’obtenir notre nationalité après cinq ans de présence en Suisse, il faut reconnaître que ses chances de succès sont aussi réalistes que l’abandon à court terme de la neutralité. Pour une grande majorité de nos concitoyennes et concitoyens, le passeport suisse reste un privilège. «Il faut faire un effort pour devenir Suisse», expliquait cette semaine l’ancien conseiller fédéral Pascal Couchepin. Une majorité des Suisses refusent toujours de considérer leur pays comme un pays d’immigration. Bien que, selon les statistiques fédérales, 41% de la population suisse en soit issue.
Coïncidence significative, le jour même du lancement de l’initiative, le Grand Conseil zurichois refusait, par deux voix d’écart, d’accorder le droit de vote aux étrangers en matière communale. Or il se trouve que dans le canton le plus peuplé de Suisse, un quart de la population n’a pas la nationalité suisse. L’an dernier, le président du PLR de la ville de Zurich, Përparim Avdili, issu de la minorité albanophone de l’ex-Yougoslavie, estimait, dans une interview à Swissinfo, qu’«en tant que nation née de la volonté politique, la Suisse a un intérêt à intégrer toutes les personnes qui la composent». Et, selon lui, le droit de vote des étrangers au niveau communal est une possibilité d’intégration. En 2021, l’introduction d’une petite dose de «droit du sol» dans le code de la naturalisation s’est heurtée au veto du parlement. Auparavant, les tentatives d’introduire une naturalisation facilitée pour les enfants d’immigrés – en 1983, 1994, 2003 – se sont traduites par un net refus de la majorité alémanique. Certes, en 2017, les Suisses ont accordé des facilités pour les enfants nés de la troisième génération. Mais, selon le président de la Commission fédérale des migrations, le bilan est extrêmement décevant: limite d’âge, divers obstacles bureaucratiques et insuffisance d’information des personnes concernées entravent la naturalisation.
Comme le démontre l’ouverture des cantons romands pour accorder le droit de vote communal, voire cantonal, aux étrangers – à l’exception du Valais qui devra encore se prononcer en 2024 –, la conception du peuple suisse diverge encore profondément entre Romands et Alémaniques. Malgré le brassage des populations. En Suisse centrale, notamment, mais comme on l’a vu à Zurich également, une majorité considère toujours les Suisses comme formant une nation ayant les mêmes origines, partageant la même histoire, les mêmes mythes fondateurs. Un peuple organiquement soudé. Une vision ethnocentrique. Dès lors, la grande préoccupation des conservateurs serait d’y maintenir un corps électoral le plus homogène et le plus restreint possible. Les Romands, s’il faut suivre Emmanuel Todd dans sonInvention de l’Europe*, adhéreraient moins facilement «au mythe national d’un Homo helveticus spécifique», plus attachés à la notion de «l’homme universel». Un peu comme l’avait formulé Denis de Rougemont: «La Suisse est l’antithèse de la nation», une «forme d’Etat non nationale, une communauté de peuples différents, inébranlablement fondée sur le serment».
■ * Seuil, 1990