Télétravail des frontaliers: le ras-le-bol des entreprises
ORGANISATION Le 1er juillet, les travailleurs habitant en France pourraient devoir revenir au bureau quatre jours par semaine, mais à presque un mois de l’échéance, employeurs et employés n’en savent toujours rien. Un schéma qui se répète et qui agace
«Le travail des ressources humaines commence à s’apparenter à celui de commandant de crise, de pompier ou de lecteur de boule cristal», ironise Frédéric Bracher, responsable RH Swisscom pour la Suisse romande. En cause? Les incertitudes liées à l’avenir du télétravail des frontaliers français dans les entreprises suisses.
Le dossier est complexe: avant la pandémie, un règlement européen sur la coordination des systèmes de sécurité sociale prévoyait qu’un salarié en Suisse travaillant à plus de 25% hors de la Confédération soit assujetti aux assurances sociales de son pays de résidence. Or en France, par exemple, elles sont beaucoup plus onéreuses. Un règlement qui limitait dans les faits le télétravail des frontaliers à un jour par semaine pour un temps plein. Mais depuis la crise du Covid-19, un accord à l’amiable dérogatoire suspend ce règlement. Il ne cesse d’être renouvelé. La prochaine échéance: le 30 juin 2023.
Un nouvel accord, sans la France pour l’instant
A la mi-mai pourtant, l’Office fédéral des assurances sociales a annoncé que la Suisse et certains Etats de l’Union européenne et de l’Association européenne de libre-échange allaient signer un accord multilatéral. Il prévoit que les frontaliers dont le métier le permet, et lorsque les deux pays concernés l’approuvent, peuvent effectuer jusqu’à 49,9% de télétravail depuis leur pays de résidence, sans changement au niveau des assurances sociales. Il entre en vigueur le 1er juillet 2023 pour une période de cinq ans, qui sera automatiquement prolongée.
A ce jour, outre la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche ou encore la Belgique ont annoncé avoir l’intention de signer l’accord. Mais la France, dont les frontaliers représentaient fin 2022 plus de la moitié (56,3%) de la main-d’oeuvre frontalière en Suisse (23,5% venant d’Italie, 17,1% d’Allemagne) demeure pour l’instant muette. Une source proche du dossier nous souffle qu’une prise de position devrait avoir lieu dans les prochains jours.
L’incertitude rend le quotidien des organisations compliqué. «C’est très pénible pour les entreprises et les collaborateurs, et le problème est récurrent, atteste Véronique Kämpfen, directrice de la communication de la Fédération des entreprises romandes à Genève. Les ressources humaines ne peuvent jamais dire clairement aux salariés à quoi ils auront droit. Et comme il s’agit de communiquer sur des différences entre les collaborateurs en fonction de leur lieu de résidence, c’est délicat.»
« Les ressources humaines ne peuvent jamais dire clairement aux salariés à quoi ils auront droit»
VÉRONIQUE KÄMPFEN, FÉDÉRATION DES ENTREPRISES ROMANDES À GENÈVE
Chez Swisscom, on déplore aussi ce manque de clarté: «Nous naviguons à vue, d’autant que les frontaliers viennent de différents pays, déplore Frédéric Bracher. Ces renouvellements d’accords ont lieu à la dernière minute, ce qui rend la communication auprès des collaborateurs et l’organisation qui s’ensuit compliquée. Si la France ne signait pas, cela signifierait que les frontaliers français, mais pas les autres, devraient venir quatre jours par semaine au bureau dès juillet. Comment leur expliquer cela?» Il poursuit: «Ces règlements ont un impact sur les travailleurs concernés, les managers et les RH. C’est épuisant, parce que le schéma se répète.»
Dans une PME comme Kyos, à Genève, experte dans la sécurité informatique et qui compte environ 40% de frontaliers, on était heureux d’avoir trouvé un bon équilibre avec deux jours de télétravail possibles, raconte Isabelle Verdonnet, responsable des ressources humaines, qui trouverait regrettable de devoir repasser à 25% maximum de travail à distance. «Et ces informations sont à chaque fois communiquées en dernière minute, nous sommes pris au dépourvu.»
Un autre volet, fiscal
Outre la question des assurances sociales, un autre volet pose des problèmes de cohérence. Un accord fiscal, bilatéral cette fois-ci, avait été trouvé fin décembre entre la Suisse et la France. Les deux pays se sont entendus – même si tous les détails ne sont pas encore réglés – sur un maximum de deux jours de travail à domicile pour les résidents français employés en Suisse, et ce sans changement des modalités d’imposition. Véronique Kämpfen précise: «Si la France ne signe pas le nouvel accord sur les assurances sociales, cela signifiera le retour à un jour de télétravail par semaine maximum pour les frontaliers. Mais les deux accords n’étant pas synchronisés, même si la France signe le volet social qui permet 50% de télétravail, nous recommandons de nous en tenir aux 40% approuvés dans le volet fiscal.»
En l’état, il s’agit en tant qu’entreprise de faire preuve «de beaucoup de transparence, d’expliquer où en est la situation et quelles lois priment», conseille Julie Pignier, directrice des opérations pour Synergix, société genevoise active dans la gestion comptable et les ressources humaines et dont les clients font face à ces problèmes. Mais cette situation force à avoir une vision stratégique «au jour le jour» à chaque fois qu’une nouvelle échéance approche, regrette Julie Pignier. «La prolongation de l’accord sur la fiscalité pour janvier 2023 avait été annoncée trois jours avant Noël seulement», se souvient-elle. Elle rappelle toutefois que le télétravail n’est jamais une obligation de la part de l’employeur.
Un risque dans la guerre des talents
En période de pénurie de personnel, cette incertitude est délétère, souligne Frédéric Bracher. «Dans la guerre des talents, devoir exiger une présence au bureau à certains collaborateurs quatre jours par semaine peut avoir un impact négatif.» Chez Kyos, on constate aussi que la possibilité de télétravailler est devenue un argument fort alors que la pénurie de profils dans l’informatique fait rage. Même écho du côté d’une grande société comme Groupe Mutuel, pour qui la flexibilité au sens large représente un atout important pour attirer ou conserver des talents.
Et comment les frontaliers français, les premiers concernés, vivent-ils ce flou? David Talerman, spécialiste de l’expatriation et auteur du livre Travailler et vivre en Suisse, observe qu’il y a beaucoup de contrats de travail pour les frontaliers qui n’autorisent déjà pas de télétravail à plus de 25%, dans l’idée que l’ancien modèle va revenir. «Ça peut générer des tensions par rapport aux autres collaborateurs. Les salaires suisses restent suffisamment attractifs, mais sans souplesse, certains risquent de se détourner de la Suisse, ce qui compliquerait le recrutement dans des secteurs comme l’IT.» Mais si cette situation complexe n’est toujours pas réglée, c’est sans doute, estime David Talerman, que les désaccords entre Suisse et France sont profonds, et les enjeux financiers importants. ■