La BCE fête 25 ans de compromis
EUROPE La plus jeune des grandes banques centrales a un quart de siècle. Quatre personnalités ont marqué son existence, toutes au service d’une mission: assurer la stabilité des prix de la zone euro
«Le 1er juin 1998, la Banque centrale européenne (BCE) a été créée en vue de préparer le lancement de l'euro, la plus vaste opération de transition monétaire jamais réalisée dans le monde.» C'est ainsi que Christine Lagarde, la présidente de l'institut de Francfort, a entamé son discours mercredi dernier. Elle s'adressait à un parterre de 200 invités, parmi lesquels ses deux prédécesseurs encore vivants, le Français Jean-Claude Trichet et l'Italien Mario Draghi. Le Néerlandais Wim Duisenberg, qui avait porté sur les fonts baptismaux l'institution centrale de l'Union économique et monétaire, est mort en 2005. Il est le seul jusqu'ici à n'avoir pas fini son mandat (de huit ans).
Vingt-cinq ans, c'est l'anniversaire des noces d'argent. La BCE est née du mariage du nord et du sud de l'Europe, des colombes et des faucons – le nom donné aux protagonistes de ces deux zones géographiques et climatiques aux profils économiques si différents. Elle est le fruit d'une union qui a connu des hauts et des bas: quoi de plus normal quand se confrontent les sensibilités non de deux mais de vingt caractères aux intérêts pas toujours alignés, sinon divergents? Trois hommes et une femme ont été les juges de paix de ce mariage qui a traversé bien des crises. Tous ont réussi à tutoyer, avec des styles distincts certes mais un talent commun, l'art du compromis. Retour sur le parcours de ces personnalités qui, en vingt-cinq ans, sont parvenues à imposer la BCE dans le concert des plus grandes banques centrales.
Wim Duisenberg (1998-2003)
Son nom de code? Le gaffeur. Il en a d'autres («Père la rigueur» notamment), mais celui-ci lui est resté après qu'il a annoncé que la BCE ne soutiendrait pas le cours de l'euro face au dollar en 2000. Cet ancien économiste du Fonds monétaire international, devenu professeur à l'Université d'Amsterdam, était pourtant un homme politique aguerri, qui avait été ministre des Finances du gouvernement travailliste des Pays-Bas entre 1973 et 1977. Avant de prendre la direction de la BCE, il avait dirigé la Banque centrale néerlandaise depuis 1982.
Ses défis? Son franc-parler ne l'empêchera pas de gérer les tensions politiques entre certains des pays fondateurs, l'Allemagne et la France notamment, ni de marteler le rôle de la BCE, à savoir la lutte contre l'inflation et non le maintien du cours de l'euro qui «n'est pas un but en soi».
Son mandat n'a pas été de tout repos car, comme le rappelle Frederik Ducrozet, responsable de la recherche macroéconomique chez Pictet Wealth Management: «La BCE est née d'un péché originel, dont elle a mis des années à se remettre. Son modèle est calqué sur celui de la Buba – la Bundesbank, la banque centrale allemande – alors qu'elle supervise une union monétaire qui n'en est pas encore une. Contrairement à la Buba, ou à la Fed, elle ne représente pas un Etat fédéral mais 11 puis 20 Etats. Une multitude de voix, qui ne la soutiennent pas nécessairement.»
Jean-Claude Trichet (2003-2011)
Son nom de code? L'«orthodoxe». Ce haut fonctionnaire, diplômé de l'Ecole normale d'administration (ENA) à Paris, est passé par les cabinets de Valéry Giscard d'Estaing, président de la République française, puis d'Edouard Balladur, premier ministre, avant de devenir gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003. Lorsqu'il prend le relais de Wim Duisenberg, il s'est déjà forgé une réputation de tueur de l'inflation en menant, pendant les années où il occupa le poste de directeur du Trésor de 1987 à 1993, une politique de «désinflation compétitive».
Ses défis? Celui que le Financial Times désigna «homme de l'année» en 2007 dut gérer les conséquences en Europe de la crise américaine des subprimes en 2008, puis celles de la défaillance de la dette souveraine grecque et de sa potentielle expansion sur le continent en 2010. «Il a été beaucoup reproché à Trichet d'avoir augmenté les taux en 2011 alors que la zone euro était au bord de la récession. Sa décision est moins étonnante que l'on veut bien le dire: la BCE a fait ce qu'elle estimait juste sur la base des informations qu'elle avait. La crise de la dette souveraine se propageait à grande vitesse, la réponse de politique budgétaire a été mal calibrée. La BCE n'est pas la seule responsable de la crise qui a suivi», observe Frederik Ducrozet.
Mario Draghi (2011-2019)
Son nom de code: «le sauveur de l'euro». Ce fils de banquier, diplômé de la célèbre université américaine, Massachusetts Institute of Technology (MIT), a été professeur universitaire d'économie avant de devenir directeur général du Trésor italien de 1991 à 2001. Un poste dans lequel il associe son nom à une large politique de privatisation portant sur 750 entreprises domestiques. Il fut gouverneur de la banque centrale italienne de 2005 à 2011, avant de succéder à Jean-Claude Trichet.
Ses défis? Il est, pour Samy Chaar, économiste chez Lombard Odier, «de tous les banquiers centraux européens celui qui a le plus innové. C'est sous son impulsion que la BCE est devenue une banque moderne, dotée d'outils de transparence et de communication. Sans oublier les TLRO, ces opérations ciblées de refinancement à plus long terme accordées aux banques européennes qui ont grandement aidé à assurer leur liquidité et des conditions de crédit favorables.»
Le nom de Draghi restera associé au sauvetage de l'euro menacé par les attaques spéculatives contre les Etats italien et espagnol à l'été 2012. L'homme de l'euro mais pas de la lutte contre l'inflation pour Frederik Ducrozet: «Paradoxalement, Draghi est celui qui a le plus raté la cible centrale de la BCE: la stabilité des prix. Il a mis en oeuvre des mesures radicales pour répondre aux pressions déflationnistes qui menaçaient la zone euro, avec un succès mitigé, même s'il a sauvé l'union monétaire d'une possible implosion. Il lui est parfois reproché d'avoir poursuivi cette politique d'assouplissement quantitatif en 2019, un cadeau empoisonné dont Christine Lagarde a hérité.»
Christine Lagarde (2019-aujourd’hui)
L'actuelle présidente de la BCE tranche, à tout point de vue, avec ses prédécesseurs masculins. Avocate, elle a embrassé une carrière internationale en travaillant pour le cabinet d'avocats d'affaires américain Baer McKenzie avant d'occuper plusieurs portefeuilles ministériels sous des gouvernements de droite. Elle n'a pas été gouverneur de la Banque de France mais directrice du FMI avant d'être appelée par Emmanuel Macron à Francfort.
Elle prend son poste à la BCE quelques mois avant le début de la pandémie de covid. Ses défis sont aujourd'hui opposés à ceux qui se présentaient à elle à son arrivée: l'inflation était alors trop basse, responsable d'un ralentissement excessif de l'activité économique. La hausse des prix est redevenue l'ennemi numéro 1 de la patronne de la BCE, qui doit naviguer entre les courants des colombes et des faucons tout en veillant à ce que la stabilité monétaire s'accompagne d'une stabilité financière, mise à mal par un secteur bancaire fragilisé aux Etats-Unis et qui présente des risques de contagion sur le Vieux-Continent. «Il n'a pas été facile pour Christine Lagarde, qui est moins du sérail, de venir après Draghi, ni de se maintenir au même niveau de stature. Elle a prouvé qu'elle savait s'imposer, sans céder aux pressions des uns et des autres, de la Buba notamment. Cela dit, elle doit encore développer des outils – données, statistiques – qui manquent toujours à la BCE et dont sa crédibilité dans le concert des banques centrales internationales dépend, prévient Samy Chaar.»
«Pour qui se souvient des couacs qui ont entouré les débuts de la BCE, essentiellement de nature politique, le fait que l'institution se soit imposée dans la cour des grands s'assimile à un miracle. Elle était l'équivalent d'un ovni en 1998, elle parle aujourd'hui d'égale à égale avec la Fed, la BoE, et toutes les banques centrales les plus respectées», conclut Frédérik Ducrozet. ■