Le Temps

Ceci est mon sang rare

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

SANTÉ Enfant, Thomas, soixantena­ire de la région lémanique, a découvert qu’il était porteur d’un sang extrêmemen­t rare, appelé rhésus null. Son histoire vient éclairer l’incroyable variété des groupes sanguins, souvent ignorée au-delà des classifica­tions usuelles

L’existence peut parfois prendre des tournures inattendue­s. Pour Thomas, ce point de bascule est survenu lorsque ce dernier a découvert, à l’âge de 10 ans, qu’il était porteur d’un groupe sanguin extrêmemen­t rare appelé rhésus null. Dans le monde, seulement une petite poignée de personnes voient couler dans leurs veines ce sang que l’on qualifie parfois de «sang en or», dont la prévalence est estimée à moins de 1 individu sur 10 millions.

«C’est à la suite de la naissance du benjamin de la famille, pour lequel le groupe sanguin avait été communiqué, que mes parents ont souhaité connaître celui du reste de la famille, se rappelle ce soixantena­ire de la région lémanique. Les résultats ne se sont pas fait attendre, sauf pour moi. Mon sang, qui avait d’abord fait l’objet d’analyses au laboratoir­e de Genève, a ensuite été envoyé à Paris puis à Londres pour des examens complément­aires. C’est ainsi que j’ai appris que mon groupe sanguin était exceptionn­el dans le sens où le facteur rhésus n’était ni positif ni négatif, mais nul, c’est-à-dire ne contenant aucun antigène du système rhésus.»

L’histoire de Thomas, comme celle d’autres porteurs de sangs rares, met en lumière l’incroyable diversité des groupes sanguins, souvent ignorée. Il est en effet de coutume de penser que ces derniers se caractéris­ent essentiell­ement en regard à la classifica­tion ABO avec rhésus positif ou négatif, ce qui correspond à 98% des besoins de transfusio­n. Or, la réalité est toute autre: «ABO et rhésus ne sont que deux systèmes de groupe sanguin parmi les 44 que nous connaisson­s aujourd’hui chez l’humain, souligne Thierry Peyrard, directeur du départemen­t national de référence en immuno-hématologi­e et sang rare, à l’Etablissem­ent français du sang à Paris et responsabl­e, entre 2002 et 2005 du laboratoir­e d’immuno-hématologi­e des Hôpitaux universita­ires de Genève. Derrière chacun de ces systèmes se cachent de nombreux et parfois nouveaux phénotypes rares.» A noter qu’un sang est qualifié de rare lorsqu’il ne présente pas un marqueur que quasiment tout le monde possède d’ordinaire.

Incroyable complexité

Explicatio­ns: le groupe sanguin est déterminé par les antigènes présents à la surface des globules rouges. Le groupe sanguin A possède ainsi l’antigène A, le groupe B, l’antigène B, le groupe AB les deux, alors que le groupe O ne possède aucun de ces antigènes. Pour le groupe rhésus, l’antigène le plus connu et systématiq­uement étudié avant toute transfusio­n est désigné par la lettre «grand D», une molécule qui manque en cas de statut rhésus négatif.

Jusqu’ici la chose est entendue. Mais ce n’est pas tout car le système rhésus comprend, en totalité, 55 autres marqueurs, le caractère négatif de la lettre grand D ne préjugeant en rien du caractère positif ou négatif des lettres suivantes. «Dans le cas du rhésus null, comme Thomas, cela signifie que les 56 lettres (antigènes) du système rhésus sont toutes négatives, précise Thierry Peyrard. La préciosité du rhésus null réside dans le fait que l’on peut s’en servir pour transfuser tous les groupes sanguins rares affiliés au système rhésus sans que cela ne génère une réaction immunitair­e chez les receveurs.»

Pour ajouter à la complexité, il faut savoir que près de 385 antigènes différents ont jusqu’ici été répertorié­s, répartis dans les 44 systèmes connus de groupes sanguins. «Concrèteme­nt, cela signifie qu’il y a 385 structures à la surface des globules rouges capables de produire des anticorps si le receveur ne présente pas les antigènes en question», décrit le biologiste. Parmi les 385 antigènes, la moitié sont positifs chez pratiqueme­nt tout le monde, comme par exemple l’antigène Vel, que l’on retrouve chez 99,96% de la population européenne. Toutefois, si une personne est dite Vel négatif, ce qui représente un sujet sur 2500, une transfusio­n faite sans vérifier que le donneur est lui aussi Vel négatif, pourrait conduire au développem­ent d’anticorps anti-Vel.

A la première transfusio­n incompatib­le, les risques sont minimes, mais en cas de nouvelle transfusio­n, un conflit immunologi­que entre l’antigène et les anticorps du receveur peut alors survenir, avec à la clé une destructio­n possible des globules rouges présents dans le sang, ce que l’on appelle l’hémolyse. Cet enjeu concerne en premier lieu les personnes nécessitan­t des transfusio­ns régulières, comme celles atteintes de drépanocyt­ose ou de thalassémi­e, des maladies héréditair­es touchant les globules rouges.

«Mon sang, qui avait d’abord fait l’objet d’analyses au laboratoir­e de Genève, a ensuite été envoyé à Paris puis à Londres pour des examens complément­aires. C’est ainsi que j’ai appris que mon groupe sanguin était exceptionn­el»

THOMAS

Avantage sélectif

Au total, quelque 180 groupes sanguins rares ont jusqu’à présent été identifiés chez l’homme et de nouveaux sont découverts chaque année. Parmi lesquels, le rhésus null dont Thomas est porteur, mais aussi, par exemple, le groupe sanguin rare appelé «Bombay», découvert pour la première fois dans les années 1960 dans la ville du même nom, mais que l’on retrouve également en Europe. «Ce groupe sanguin rare n’est pas affilié au système ABO, décrit Thierry Peyrard. Cela signifie que ces personnes ne sont ni A, ni B, ni AB, ni O! C’est pourquoi ces individus ne peuvent recevoir qu’un sang dit de Bombay.»

La spécificit­é d’un groupe sanguin peut également être le résultat d’une adaptation à l’humain face à son environnem­ent. C’est notamment le cas du groupe sanguin baptisé «Duffy-null», équivalent du rhésus null mais pour le système Duffy. «Les personnes possédant un groupe sanguin Duffy-null n’ont pas d’antigènes Duffy à la surface de leurs globules rouges, analyse le scientifiq­ue. Cette particular­ité d’ordre génétique, extrêmemen­t rare au sein de la population européenne, touche en moyenne 70% de la population d’origine africaine et subsaharie­nne et près de 100% des population­s vivant proche de l’équateur. Elle n’est pas arrivée par hasard. Il s’agit d’un facteur de protection contre le Plasmodium vivax, l’un des parasites responsabl­es du paludisme. Il s’agit donc d’une évolution conférant un avantage sélectif pour ses porteurs.»

A noter également que la diversité génétique est la plus importante en Afrique. «C’est là où l’on trouve la plus grande proportion de sangs rares, observe Thierry Peyrard, car c’est aussi là que la population est la plus ancienne au niveau de l’humanité.»

Moins favorables, certains groupes sanguins rares peuvent aussi être associés à des pathologie­s. C’est le cas des personnes du groupe sanguin CTL2 null, très rare à l’échelle globale, n’exprimant pas la protéine CTL2 à la surface de leurs globules rouges, ce qui a pour conséquenc­e de générer des problèmes d’audition au niveau des sons aigus.

Le groupe sanguin rare appelé Jra négatif, présent chez des dizaines de milliers de personnes au Japon, peut également s’avérer problémati­que en cas de traitement­s anticancér­eux. «Ces personnes ne présentent pas la protéine ABCG2 qui est l’un des plus puissants détoxifian­ts de l’organisme, retrace Thierry Peyrard. En cas d’absence de cette molécule, les doses standard de chimiothér­apie risquent d’être beaucoup trop fortes. Le problème étant que les essais cliniques sont essentiell­ement conduits sur des population­s standard.»

A relever aussi que jusque dans les années 1960, date à laquelle a été découvert le rhésus null chez des aborigènes australien­s, les chercheurs pensaient que les embryons porteurs de ce type de sang n’étaient pas viables, ce qui a surpris Thomas, à juste titre. «Même si mes parents ne voulaient pas que je participe à des camps d’été de peur que je ne me blesse – cette singularit­é m’ayant alors un peu frustré ou ayant orienté mes choix de destinatio­n de voyage encore aujourd’hui en fonction du système médical à dispositio­n sur place – j’ai réalisé au fil des ans de la chance que j’avais de pouvoir vivre une vie tout à fait ordinaire», confesse ce dernier.

Chaîne de solidarité

Finalement, comment se découvre-t-on porteur d’un sang rare? «Quand des personnes donnent leur sang régulièrem­ent, on teste jusqu’à 14 antigènes différents, relate Thierry Peyrard. De temps en temps, on pousse encore un peu plus loin les investigat­ions. Mais souvent on se rend compte que l’on possède un groupe sanguin rare quand il est un peu trop tard et que l’on a développé l’anticorps correspond­ant après une transfusio­n ou une grossesse.»

En cas de besoin, il existe des registres nationaux et internatio­naux de donneurs de sang rare, dont fait partie Thomas qui, dès l’âge de 18 ans, a commencé à se rendre régulièrem­ent dans des centres de transfusio­n pour donner son sang, pour les personnes dans le besoin et en cas d’un éventuel usage autologue, dans une situation où il aurait lui-même besoin d’être transfusé.

L’Europe compte par ailleurs trois grandes banques de sangs rares: en France, au RoyaumeUni et aux Pays-Bas. «Le sang y est congelé à moins 80 degrés et on peut conserver ce dernier jusqu’à trente ans, voire un peu plus si on estime qu’il s’agit d’un sang très précieux», explique Thierry Peyrard. La banque de sangs rares française, dont s’occupe le biologiste, est la plus grande au monde, avec 8000 poches de sang congelées. «Cette conservati­on coûte très cher, mais elle permet aussi d’être beaucoup plus réactif en cas de besoin, le sang pouvant être disponible après une procédure de décongélat­ion de trois heures, contre plusieurs jours de délai en cas de recherche de donneur compatible.»

«En donnant mon sang, j’ai réalisé que je m’inscrivais dans une chaîne de solidarité formée par toutes les autres personnes prêtes à en faire de même pour sauver des vies, conclut Thomas. Tous les autres donneurs dont on ne parle jamais dans les journaux font la même chose que moi. Mon sang est peutêtre exceptionn­el mais mon acte ne l’est pas.» ■

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(LIGHTFIELD­STUDIOS) Quelque 180 groupes sanguins rares ont été identifiés chez l’homme jusqu’à présent, et de nouveaux sont découverts chaque année.

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