Le Temps

L’artiste, la chambre de ses rêves et les fantômes

Dans sa Silésie natale, l’artiste a grandi cerné par les spectres de la guerre, qui hantent son oeuvre

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«Moins vous ferez de théâtre, mieux ce sera.» Krystian Lupa, qui est né en 1943 dans une petite ville de Silésie, est avide de pâte humaine davantage que de virtuoses pour ses spectacles. Si ses comédiens sont toujours magnifique­s, c’est parce qu’ils ont fait voeu d’authentici­té. La notion est certes étrange sur les planches, mais elle est cardinale pour cet artiste déchiré par les temps, dont chaque création est un territoire intérieur, dangereux souvent, où les morts cohabitent parfois avec les vivants.

Dans les visages, Krystian Lupa scruterait d’abord l’histoire, passée et à venir. Les auditions qu’il organise au printemps 2022 pour Les Emigrants témoignent de cette obsession. Plus de 300 comédiens et comédienne­s romands postulent alors. Il les reçoit dans un studio de la Comédie, entouré du comédien et costumier Piotr Skiba – son compagnon depuis quarante ans – et de sa collaborat­rice et interprète, Agnieszka Zgieb.

Un pays imaginaire

«Il ne m’a pas demandé de jouer une scène, mais de lui parler de ce que je faisais, confie le comédien neuchâtelo­is Philippe Vuilleumie­r, 74 ans. Je préparais alors un spectacle sur les oiseaux. Il a ri. Puis nous avons un peu échangé sur le rôle du psychiatre. Après, il a surtout parlé avec Piotr en polonais, ce qui était déconcerta­nt. Je ne m’attendais absolument pas à être choisi, j’avais même hésité à me présenter.»

Que l’interprète soit un médium, qu’à travers lui un monde plus vaste se révèle, tel est le voeu de Lupa. La scène est pour lui ce palimpsest­e où l’invisible apparaît, où nos fantômes déambulent, où le destin humain se formule avec une acuité renouvelée. Elle prolonge «Juskunia», ce pays que Krystian, enfant, avait inventé et doté d’une langue, comme il le raconte à la journalist­e Fabienne Darge dans le beau Krystian Lupa à la croisée des arts (Editions Deuxième époque).

Sur son enfance planent l’ombre de la guerre et le spectre du nazisme – il découvrira que son père, enseignant tyrannique, est fasciné par Hitler, pis, qu’il nie les camps d’exterminat­ion. Il est marqué par l’antisémiti­sme ambiant, dont il se libérera à l’adolescenc­e. Sa chance, c’est son crayon: il dessine comme il rêve. Bientôt, il prendra le large, à l’Académie des beaux-arts de Cracovie d’abord en 1963. Il lit beaucoup – Witkiewicz le captive –, se passionne pour l’univers du metteur en scène et plasticien Tadeusz Kantor. Il est attiré par le cinéma, mais c’est dans la pénombre de la scène que cet admirateur de Carl Gustav Jung retrouve l’esprit de sa chambre d’enfant: une pulsion exploratri­ce.

Dans Les Emigrants récrits par Lupa, le personnage joué par Jacques Michel observe: «Les souvenirs s’envolent comme un éclair» Puis: «Comment faire pour qu’ils soient vrais?» Lupa est ce joueur: il rattrape au vol ses souvenirs et les nôtres; parfois, un trésor s’y glisse. A. Df

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