Roman Page après page, voir naître une colère
Avec Clio, chanteuse féministe anti-Thatcher puis anti-Brexit, Kirstin Innes crée un personnage inoubliable
Dans Reine d’un jour, son premier roman traduit en français, l’écrivaine et journaliste écossaise Kirstin Innes invente un personnage inoubliable, excessif, irrésistiblement magnétique: Cliodhna Campbell, dite Clio. Le roman s’ouvre par son suicide en 2018, dans la solitude d’une carafe de vodka et d’un monticule de comprimés pilés. En 1990, sa carrière artistique a connu une gloire aussi instantanée qu’éphémère grâce à un premier morceau enregistré, Rise up, immédiatement classé parmi les meilleures ventes.
Hymne de ralliement
Flamboyante crinière rousse et t-shirt moulant arborant le slogan «can’t pay, won’t pay», la gamine effrontée marque les esprits lors de son passage à la mythique émission télévisée Top of the Pops. Elle refuse de chanter en playback, prend à partie le public, incite les téléspectateurs à la révolte. Le pays est alors profondément secoué par les mobilisations anti-poll tax, qui finiront par coûter son siège de première ministre à Margaret Thatcher, et les paroles de la chanson de Clio Campbell – Rise up/People gotta rise up – deviennent l’hymne de ralliement des manifestants.
En décrivant la trajectoire incandescente de Clio Campbell, entre glamour assumé et activisme politique tous azimuts, Kirstin Innes nous invite aussi à une passionnante traversée d’une trentaine d’années de l’histoire britannique récente. La narration adopte successivement le point de vue d’une multiplicité de témoins. Ses parents: une mère descendante de générations de mineurs; pour père, un barde écumant les pubs et les festivals en faisant vibrer la voix du grand poète écossais du XVIIIe siècle, Robert Burns. Donald, son parrain violoneux. Ses amies du squat de Brixton, le quartier jamaïcain du sud de Londres. Son petit ami d’origine pakistanaise, Hamza, future star du flow. Amants, amis, compagnons de route, de lutte ou de défonce, musiciens, autant de voix discordantes pour proposer de Clio un portrait kaléidoscopique, tout en contrastes.
Est-elle en définitive une infatigable militante féministe? Une éternelle rebelle, ardente défenseuse des droits des petites gens? Fidèle jusqu’au bout à ses origines populaires du nord de l’Ecosse? Cohérente malgré tout dans le chaos de son parcours? A-t-elle planifié son suicide comme un acte politique ultime, unique chance pour une femme de faire entendre sa voix dans un débat public monopolisé par les hommes, alors que la société «fonce tête baissée vers le fascisme»?
Grande cause du moment
Alors que pour d’autres, Clio ne serait qu’une mythomane paranoïaque, une opportuniste abusant sans vergogne de son charisme, de sa voix enchanteresse, de son pouvoir de séduction pour parvenir à ses fins en se servant des autres. Disparaissant à sa guise sans plus donner signe de vie. Déboulant à l’improviste, imbibée, sans le sou, au fond du trou, ou au sommet de l’exaltation pour la grande cause du moment. Car elle les aura toutes embrassées, les causes et les luttes, des manifs anti-poll tax à la campagne pour ou contre le Brexit. Elle a été portée par la vague altermondialiste en prenant part aux manifestations qui s’opposent au sommet du G8 à Gênes en 2001. Pour défendre l’idée de l’indépendance écossaise, elle remonte sur scène sur les places des grandes villes.
Le roman de Kirstin Innes est à l’image de son personnage: intense, virevoltant, fonçant à fond la caisse. Elle parvient à donner à une pure créature de fiction tant de crédibilité que l’on se surprendra, en cours de lecture, à vouloir se rendre chez son disquaire pour s’assurer que non, il n’y a vraiment pas de disques de Clio Campbell. ■