La piscine publique estivale, ce hit populaire qui fascine
La sociologue Cornelia Hummel raconte le quotidien de La Fontenette, à Carouge, près de Genève. Le photographe David Wagnières accompagne l’exploration de son oeil raffiné, tandis que les capsules sonores d’Henri Michiels restituent la belle ambiance
Tout le monde connaît les piscines publiques en été. Le bleu, des bassins et du ciel. Le vert, du gazon. Le jaune, du soleil et des glaces au citron. Les cris aussi, des ados en plein saut et des enfants réjouis. L'odeur encore, de la crème solaire, des frites et de la bière. Et le bruit de l'eau, bien sûr. Ces «splash» qui font frais et annoncent la détente des corps surchauffés.
Tout le monde connaît les piscines estivales, mais personne ne les connaît comme Cornelia Hummel, sociologue genevoise, qui, durant toute une saison, a posé un regard ethnographique sur La Fontenette, piscine municipale de Carouge, près de Genève.
Fascinée par sa capacité à «créer du lien à bas bruit», l'universitaire a observé et interviewé de nombreux acteurs, professionnels ou usagers de ce lieu populaire, tandis que le photographe David Wagnières capturait des détails sensibles, fixait des instantanés. De son côté, Henri Michiels a saisi les sons joyeux du lieu que l'on peut écouter grâce à des codes QR disséminés dans l'ouvrage.
Le résultat de La Piscine municipale, qui vient de paraître aux Editions MétisPresse? Un plongeon attachant dans les grands rituels et petites manies des clients, des plus fidèles aux plus fugaces. Une recension très fine des gestes du staff pour que ce lieu festif garde son élan tout en garantissant la sécurité des praticiens. Et la célébration du côté populaire de cet équipement qui, l'air de rien, stimule et consolide des liens.
Un passage particulièrement frappant? Celui consacré aux gardiennes et gardiens de bains, rebaptisés «nageurs-sauveteurs» et «nageuses-sauveteuses», qui redoutent plus que tout d'être assimilés à la police des bassins. Ainsi, ces 14 employés veillent à adoucir leurs interventions, ne recourant au sifflet que pour les exceptions. C'est une surprise, car, victime du cliché, on n'a jamais imaginé que ces pros de la discipline étaient portés sur les égards et précautions…
A chacune son casier
L'autre aspect inattendu de cette immersion en eau douce et chlorée concerne les casiers. Pas remarqué non plus qu'à La Fontenette, certains casiers étaient permanents, loués à la saison, notamment à ces fidèles retraitées qui, tous les matins des quatre mois d'ouverture, tous les matins, donc, sans rature, occupent les chaises longues du solarium.
Des femmes, uniquement, car l'usage des casiers est genré. Aucun de ces vestiaires attitrés n'est loué à un homme. Et, poursuit Cornelia Hummel, «le contenu des casiers à la saison laisse apparaître l'usage que la locataire fait de la piscine: les palmes, la planche, les lunettes, le bonnet signalent la nageuse sportive alors que la crème solaire, le roman, le paréo, les tongs et la tasse à café pour éviter la consigne à la buvette disent un temps de détente après la natation».
Certains sont presque vides, d'autres débordent. Mais chacun constitue «un espace privé au sein d'un espace public et soutient le sentiment de familiarité et de chez-soi».
C'est là que La Fontenette remplit un rôle social aussi insoupçonné qu'important: pour ces dames du solarium – la partie en béton au bout des bassins qui accueille les chaises longues – comme pour d'autres habitués, la piscine n'est pas qu'une activité estivale, c'est aussi un ancrage, un repère identitaire.
Bourdieu dans les couloirs
D'ailleurs, pour les gardiens, comme pour le personnel de la buvette ou de la caisse, ces fidèles usagers représentent plus des membres d'un clan que des clientes et clients. Autant de personnes «qui se reconnaissent sans se connaître», observe joliment Cornelia Hummel, et cette sociabilité douce, non contraignante, fait de la piscine un «microcosme vivant ou «commun modeste» oublié tant dans les écrits savants que dans les débats actuels sur le vivre-ensemble», pique la sociologue
Ce ne sont pas les adolescents en bande, ni les kids surexcités ou encore les mères et grands-mères attroupées autour de la pataugeoire qui diront le contraire. Toutes ces populations trouvent à la piscine municipale un terrain fertile où développer un commerce social qui donne du sens à leur été. Les amours de jeunesse, les jeux sans fin des enfants et le bavardage nourri des ladies tandis que les plus petits se livrent à leurs premières explorations aquatiques: avec son oeil de lynx et ses oreilles aiguisées, Cornelia Hummel repère et consigne tous ces petits riens qui font les grands émois.
A l'image de ses descriptions savoureuses des nageurs répartis dans les bassins selon leurs «compétences natatoires». Distinction bourdieusienne qui est tout un programme! Du plus sportif s'illustrant à l'extrême droite des lignes d'eau du bassin olympique, laquelle a été baptisée «requin» par le passé, ce qui
n’est pas un hasard, aux ados festifs sautant du plongeoir tels des cadors ou colonisant le toboggan, chaque usager vit une relation particulière, presque intime, avec l’eau qui affiche ses 24 degrés constants.
Le règne du «mansplashing»
Parfois, des nageuses zen et zélées recherchent «une bulle» en mettant des bouchons d’oreilles pour échapper au bruit de plus en plus soutenu au fil de la journée. Et, sans surprise, il y a, dans les couloirs du grand bassin, du mansplashing, comme il y a du manspreading dans les trains.
C’est-à-dire que certains mâles créent des remous spectaculaires et s’imposent de toute leur masse, comme le note Alexandra: «J’avais remarqué que c’était toujours moi qui me poussais quand je croisais un homme, jamais lui. Alors, pendant plusieurs jours, je me suis forcée à ne pas dévier, à bien rester sur ma voie de droite et, c’est dingue, on allait droit à la collision, j’ai dû éviter le gars au dernier moment, plein de fois!», témoigne la quinquagénaire amatrice de la nage très matinale. D’où ce néologisme, mansplashing, que Cornelia Hummel définit ainsi: «Nager un crawl ample en frappant fort l’eau avec les mains, en milieu de couloir, tout droit et sûr de son bon droit, en dérangeant tout le monde sans y prêter la moindre attention.» Les intéressés se reconnaîtront. Ou pas.
Une pression, SVP!
Enfin, impossible de parler des piscines estivales et de La Fontenette en particulier sans mentionner la buvette, place forte et convoitée. A Carouge, pendant longtemps, ce lieu était autonome. On pouvait y manger un plat du jour sans acheter son ticket d’entrée aux bains, se souvient Joëlle, l’ex-gérante des lieux. Qui constate un allègement des goûts culinaires, en marge du traditionnel frites-saucisse. «Les gens veulent du moins lourd, des salades. Moins de sucre aussi. On a du Coca Light, du Coca Zero, on n’avait pas ça avant.»
Au-delà de son offre, la buvette a ses tics et ses tocs. «Soit je bois un café avant de nager pour me stimuler, dit Alexandra, soit je bois un café après avoir nagé pour me récompenser.» La bière de l’apéro est, pour beaucoup, un cadeau sans condition, et les glaces un hit absolu adoubé par toutes les générations. Si ce livre est beau, c’est parce qu’avec ses descriptions très détaillées et ses capsules sonores en live, il donne de la densité au lieu et en souligne son caractère éternellement joyeux. Un sentiment auquel contribue aussi David Wagnières avec ses clichés pâles comme des photos vintage et magnifiquement nostalgiques.
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