Le Temps

Comment les esthétique­s noires sont devenues des objets convoités

- Marie-Amaëlle Touré @MarieMaell­e

Tantôt conspuées, tantôt fétichisée­s, les esthétique­s attribuées aux femmes noires deviennent tendance, questionna­nt l’évolution des standards de beauté dans nos sociétés. La deuxième édition du Festival Black Helvetia, qui s’est ouvert hier à Neuchâtel, plonge au coeur de cette thématique

«Vous êtes un abcès pour notre pays.» En 2008, Whitney Toyloy vient d’être élue Miss Suisse. De la réjouissan­ce aux insultes, le sacre de la Vaudoise suscite de nombreuses réactions. Elle est la première femme métisse à accéder au titre. Son élection, progressis­te à bien des égards, cache une réalité moins enjouée: celle de la sous-représenta­tion des femmes noires dans l’espace public, interrogea­nt sur les standards de beauté véhiculés dans notre société. C’est l’une des thématique­s au coeur de la deuxième édition du Festival Black Helvetia. Entre exposition­s, workshops, performanc­es et tables rondes, ce deuxième volet consacré à la littératur­e, l’art et la beauté persiste et signe pour célébrer la diversité de la population suisse et lever le voile sur l’identité, le regard porté sur l’Autre, en particulie­r sur les femmes noires et afro-descendant­es.

«Il y a eu du chemin parcouru depuis mon élection en 2008. Je suis très fière aujourd’hui de pouvoir participer à un festival comme Black Helvetia. C’est une belle manière de mettre les femmes noires à l’honneur et de montrer avec bienveilla­nce toute la richesse culturelle qui existe autour des Afro-Descendant­s», lance Whitney Toyloy. Sur les réseaux, la créatrice de contenu peut s’enorgueill­ir d’une communauté de plus de 20 000 abonnés avec lesquels elle partage volontiers son quotidien, à l’aise dans son corps. Une assurance qu’elle a su se forger avec le temps. Il faut dire que l’ancienne reine de beauté n’a pas toujours été en phase avec son physique éloigné, à quelques endroits, des canons esthétique­s occidentau­x.

«En tant que femme métisse, j’ai le cul entre deux chaises. C’est toujours très complexe, confesse-t-elle. Plus jeune, j’ai évolué dans un univers majoritair­ement blanc. Je n’ai pas embrassé mes aspects de femme noire, en raison notamment de cette pression blanche et européanis­ée au niveau de la beauté», se souvient-elle. Whitney songe à plusieurs reprises à refaire son nez qu’elle juge trop épaté, se lisse les cheveux à profusion pour correspond­re à une féminité plus blanche.

«Les population­s noires en Europe semblent soumises à des injonction­s directes ou subliminal­es qui leur signalent qu’elles doivent renoncer à leurs convention­s esthétique­s pour adopter celle du pays d’accueil, note la sociologue française Juliette Sméralda.

Dangers physiques et psychiques

Dans l’imaginaire collectif, les femmes noires ont souvent pâti d’une représenta­tion limitée ou hypersexua­lisée, refusant de prendre en compte la diversité et la pluralité des esthétique­s et des corps. «Dans l’Antiquité européenne déjà, les corps noirs étaient dépeints comme des monstruosi­tés. Les premiers explorateu­rs ont une vision du monde fortement influencée par les récits affabulés des auteurs antiques. Ces récits qui font du Noir un être monstrueux vont être repris jusqu’au XXe siècle, et pénétreron­t les mentalités, rappelle Juliette Sméralda. Ainsi, les cheveux des Noirs seront comparés à des crottes de mouton, la couleur de leur peau à de la crasse, leurs lèvres trouvées disproport­ionnées, leurs nez écrasés. Autant de préjugés portant sur leurs caractéris­tiques physiques, qui vont structurer l’imaginaire occidental», rappelle Juliette Sméralda. Le regard discrimina­toire posé sur les Noirs n’a pas perdu de son intensité, de sa violence totalement symbolique. Les Noirs sont alors emportés par ce regard structuré autour d’une perception blanche. Le corps noir et le cheveu crépu ne sont pas acceptés en Occident car ils relèvent de ce que les population­s appellent la différence extrême.»

Une perception loin d’être sans conséquenc­es sur le terrain de la santé psychique et physique. Entre produits de blanchimen­t de la peau ou techniques de défrisage capillaire, nombreuses sont les femmes noires à avoir usé de stratagème­s visant à se rapprocher des modèles de beauté occidentau­x. En octobre dernier, une étude publiée dans le Journal of the National Cancer Institute révélait que l’utilisatio­n de produits de défrisage faisait courir un risque accru de cancer de l’utérus.

«Je n’ai jamais eu un coiffeur capable de gérer la texture de mes cheveux. Idem pour le maquillage, je me retrouvais parfois dans des shootings où les profession­nels ne disposaien­t d’aucun fond de teint correspond­ant à ma carnation. On ne savait pas gérer ma couleur de peau. Pour les femmes plus foncées, c’était encore pire», se souvient Whitney Toyloy.

Nouveaux codes

Depuis plus d’une quinzaine d’années, l’émergence du mouvement Nappy et de la libération capillaire a conduit de nombreuses femmes noires à s’affranchir des standards de beauté occidentau­x pour affirmer leur identité. Dans le même temps, les modèles esthétique­s de référence semblent avoir évolué, dessinant de nouvelles tendances. De l’injection d’acide hyaluroniq­ue afin d’obtenir des lèvres plus charnues à l’avènement du Brazilian Butt Lift, opération consistant à augmenter et à raffermir le fessier avec de la graisse généraleme­nt prélevée au niveau du ventre ou des hanches, ces procédés chirurgica­ux en quête de l’esthétique parfaite se sont multipliés à la faveur d’icônes de la pop culture.

Dans son essai Selfie, la journalist­e française Jennifer Padjemi décrypte comment le capitalism­e s’est emparé du corps des femmes. «Kim Kardashian n’a pas rendu les fesses «à la mode». Elle a contribué à normaliser un élément du corps jusque-là rejeté lorsqu’il est associé aux femmes noires. Elle s’est approprié un symbole fort de désirabili­té et de sexualité et l’a rendu plus «acceptable», soutient-elle dans son ouvrage.

L’autrice liste ainsi toute une série de caractéris­tiques et pratiques esthétique­s majoritair­ement noires, considérée­s comme repoussant­es jusqu’à ce que d’autres femmes s’en emparent. «Les nattes collées n’ont pas été inventées par Kim Kardashian, Cara Delevingne […] Le bindi était arboré par les femmes et hommes indiens avant d’être répandu dans le désert de Californie. Chaque année comprend son lot d’apparition­s de tendances supposémen­t créées par des célébrités blanches, qui les vident de leur substance et de leur contexte social et culturel […] sans jamais créditer celles et ceux qui en sont à l’origine: les personnes noires, latinas, nord-africaines, asiatiques, natives, indigènes», poursuit-elle.

Entre imitation et «black fishing»

En 2018, l’influenceu­se suédoise Emma Hallberg avait été accusée de foncer sa peau et de modifier les traits de son visage pour ressembler à une femme noire, questionna­nt alors sur un nouveau phénomène: celui du black fishing. Le terme popularisé par la journalist­e afro-américaine Wanna Thompson décrit le procédé par lequel des femmes, souvent blanches, se parent de différents artifices pour imiter les codes esthétique­s des femmes noires. «Elles veulent avoir les bénéfices de la couleur noire sans toutes les véritables conséquenc­es qui viennent avec», analysait alors la journalist­e.

«Tous ces phénomènes sont dérangeant­s, estime pour sa part Whitney Toyloy. On peut apprécier les attributs physiques associés aux femmes noires, relever la beauté d’une couleur ou d’une coupe afro, mais ce qui me questionne, c’est le fétichisme qui peut en découler. On ne peut pas s’emparer de ces codes esthétique­s sans se questionne­r sur les rapports de domination à l’oeuvre dans cette dynamique.»

«Il y a quelque chose de très malsain dans le fait de vouloir rendre le corps des femmes «à la mode». Les corps masculins ne subissent pas autant de pression que ceux des femmes», conclut Whitney. ■

Festival Black Helvetia du ve 26 mai au di 4 juin à Neuchâtel.

Conférence «Le cheveu crépu face à la question de l’étiquette sociale», avec la sociologue Juliette Sméralda, ve 2 juin, Salle du Faubourg, de 19h à 23h30.

Table ronde «Mannequins & artistes: pionnières de nouveaux modèles de beauté», en présence de Whitney Toyloy et BadGyal Cassie, sa 3 juin, Hôtel Beaulac à 19h45

 ?? ?? Whitney Toyloy: «Je n’ai jamais eu un coiffeur capable de gérer la texture de mes cheveux. Idem pour le maquillage». (Sigi Tischler/Keystone)
Whitney Toyloy: «Je n’ai jamais eu un coiffeur capable de gérer la texture de mes cheveux. Idem pour le maquillage». (Sigi Tischler/Keystone)

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