L’Europe face au «nouvel» Erdogan
Recep Tayyip Erdogan a remporté ce dimanche la victoire au second tour de l’élection présidentielle, malgré l’union inédite de ses opposants. Il est réélu pour cinq ans. De l’économie à l’Etat de droit, le pays cumule les sujets d’inquiétude
Dans un monde idéal, les choses ne pourraient aller maintenant que vers le mieux. Conforté pour un nouveau mandat par une majorité d’électeurs, Recep Tayyip Erdogan n’a, politiquement, plus rien à prouver. Il pourrait enfin s’employer à détendre sa politique, aussi bien intérieure qu’internationale. Après tout, la situation économique du pays est proche du désastre, même si les Turcs ne lui en ont pas tenu rigueur. Les investisseurs étrangers fuient, et il serait particulièrement suicidaire, pour le président, de poursuivre ses politiques aventuristes, qui le menacent d’une sortie de route à chaque virage.
Mais le monde des relations internationales est loin aujourd’hui d’être idéal. Tayyip Erdogan fêtait ce weekend sa nouvelle victoire en promettant à ses électeurs de les accompagner «jusqu’à la tombe». La campagne électorale a été l’occasion de toutes les surenchères, et de toutes les assertions nationalistes. Rien n’indique que le nouvel Erdogan sera fondamentalement différent de celui qui a fait détenir, parmi des centaines d’autres, son principal opposant Selahattin Demirtas et dont le pays bafoue de plus en plus ouvertement les droits de la personne. Rien n’indique, en somme, l’arrivée d’une Turquie apaisée avec ellemême alors que le pays fêtera, dans quelques mois, le centenaire de sa République, fondée en 1923 par Mustafa Kemal Atatürk.
Sur le plan international, le premier test consistera en l’adhésion de la Suède à l’OTAN, qu’Erdogan a bloquée jusqu’ici pour des raisons de purs calculs intérieurs. La politique de puissance
Le monde des relations internationales est loin aujourd’hui d’être idéal
jouée par la Turquie, au croisement entre l’Europe, l’Asie, le Proche-Orient et l’Afrique du Nord, embarrasse désormais au plus haut point ses alliés, bien davantage que ses adversaires. La balle, comme on dit, est aujourd’hui dans le camp des Occidentaux. Avec cette interrogation: comment éviter l’éloignement de la Turquie, tout en montrant une fermeté claire vis-à-vis de son dirigeant adoubé par les électeurs?
A la vérité, dans le paysage inconnu qui accompagne la guerre en Ukraine, cette question est devenue centrale, avant tout pour les Européens. Toutes proportions gardées, elle se pose à l’égard de la Russie de Vladimir Poutine, de la plupart des Etats arabes et africains proches de l’Occident, mais aussi au sein même de l’Union européenne vis-à-vis de pays tels que la Hongrie et la Pologne. Au sortir du scrutin turc, avec des conséquences qui se prolongeront peut-être «jusqu’à la tombe», les ambiguïtés et les accommodements dont se sont satisfaits les Occidentaux peuvent difficilement se convertir en gouvernail d’une stratégie de long terme.
Une courte déclaration – six minutes à peine – pour remercier ses partisans et dire sa «profonde tristesse face aux difficultés encore plus grandes qui attendent le pays». Dimanche soir, tandis que l’opposant Kemal Kiliçdaroglu lisait son discours de défaite, le siège de son Parti républicain du peuple (CHP) à Istanbul se vidait rapidement. «L’obscurité, c’est tout ce que je vois pour l’avenir. Un avenir dans lequel on ne peut plus être sûrs de rien», s’inquiète Serhat Arslan, 32 ans, après cette nouvelle victoire de Recep Tayyip Erdogan.
Le chef de l’Etat, au pouvoir depuis plus de vingt ans, a récolté dimanche 52% des voix. «Ça fait trop longtemps que ça dure», soupire Özgün, un autre électeur de l’opposition. «J’ai l’impression que la moitié du pays ne vit pas dans la même réalité que nous. J’ai peur… Tout va aller de pire en pire.»
L’inquiétude immédiate concerne l’économie. La banque centrale, privée de toute indépendance, a dilapidé ses réserves de change pour empêcher une chute de la livre, la monnaie turque, avant les élections. Ses réserves sont même dans le rouge, une première depuis 2002.
Anticipant un choc monétaire et pour protéger leur épargne, de nombreux Turcs ont fait la queue devant les bureaux de change pour acheter des devises dans les semaines précédant le scrutin. La crainte est que la banque centrale ne parvienne plus à soutenir la livre, dont la dégringolade entraînerait à coup sûr une nouvelle flambée de l’inflation. Cette crainte est d’autant plus fondée que Recep Tayyip Erdogan a affirmé pendant sa campagne qu’il ne reviendrait pas sur sa politique de baisse des taux directeurs, alors que l’orthodoxie économique commande au contraire une hausse des taux pour réduire l’inflation.
«Une victoire à la Pyrrhus»
«D’un point de vue économique, je suis très pessimiste», confie Oguz, 37 ans, qui a pourtant voté pour le président turc: «Oui, nous avons gagné d’un côté, mais peut-être perdu de l’autre. C’est une victoire à la Pyrrhus.» Ahmet, qui gère un studio photo dans le quartier de Balat, à Istanbul, n’attend pas non plus de miracle. «La période à venir sera très difficile», anticipe cet autre électeur de Recep Tayyip Erdogan. «Ce n’est pas propre à la Turquie, il y a des problèmes économiques à l’échelle mondiale. Erdogan prendra des mesures, j’en suis sûr, mais seront-elles efficaces?»
Les opposants au chef de l’Etat s’inquiètent non seulement pour leur pouvoir d’achat, mais aussi pour leurs libertés, déjà considérablement réduites ces dernières années. «Nous vivons dans un régime hyper-présidentiel, où tout dépend de la volonté d’un seul homme», rappelle Beren, une étudiante de 24 ans. «Erdogan pourrait vouloir réprimer totalement l’opposition. Et si c’est ce qui se passe, comme la plupart des jeunes, je chercherai à quitter le pays.»
Seren Selvin Korkmaz partage ces sombres prédictions. «Si Erdogan gagne encore une fois, les institutions perdront toute chance de retour à la démocratie», avertissait la politologue en amont du scrutin. «Erdogan a construit un régime dans lequel il n’y a plus de contrepouvoirs. La justice est politisée, les universités ont été mises au pas… Malgré tout, il subsiste dans l’appareil d’Etat une forme de résistance, de la part de bureaucrates qui refusent cet état de fait. En obtenant un nouveau mandat, Erdogan fera en sorte de prendre le contrôle total des institutions», estime la chercheuse. Seren Selvin Korkmaz redoute par ailleurs que l’opposition, qui avait fait tant d’efforts et de concessions pour présenter un front uni face à Recep Tayyip Erdogan, ne «perde totalement espoir».
Sa collègue Seda Demiralp, professeur de sciences politiques à l’Université Isik d’Istanbul, n’est pas beaucoup plus optimiste quant à l’état de la démocratie et des institutions. Elle cite des travaux universitaires, notamment ceux de la politologue américaine Barbara Geddes, «qui montrent que si un pouvoir autoritaire n’a pas changé de mains au bout de vingt ans, la probabilité est forte qu’il faille attendre encore quinze ans pour connaître l’alternance». Pour rappel, Recep Tayyip Erdogan dirige la Turquie depuis mars 2003.
Le parlement le plus à droite de l’histoire de la République
«Erdogan a construit un régime dans lequel il n’y a plus de contrepouvoirs. La justice est politisée, les universités ont été mises au pas…» SEREN SELVIN KORKMAZ, CHERCHEUSE
Seda Demiralp veut toutefois croire que l’opposition saura, d’une façon ou d’une autre, rebondir après cette défaite. «Ce sera peut-être le point de départ d’un changement radical, d’un nouveau mouvement d’opposition. On a bien vu que les jeunes n’étaient satisfaits ni du pouvoir actuel ni de l’opposition», observe cette chercheuse, qui a étudié le cas de la Malaisie, où un même parti a tenu le pouvoir pendant soixante ans avant d’être battu, en 2018, par une coalition d’opposants. «L’opposition turque a déjà parcouru beaucoup de chemin en créant une alliance très large et à contre-courant de la polarisation actuelle. Elle pourra peut-être progresser en apprenant de ses erreurs.»
Dans l’intervalle, il y a toutefois peu de doutes quant au fait que le nationalisme et le conservatisme continueront de diriger le pays et de dominer son discours politique. Le parlement issu des législatives du 14 mai est le plus à droite de l’histoire de la République, qui fête son centenaire cette année. Recep Tayyip Erdogan se maintient au pouvoir grâce à une alliance de partis ultranationalistes et islamistes.
Ce nationalisme qui mêle ethnicité (turque) et religion n’a certes rien d’une nouveauté. La Turquie en est imprégnée depuis des décennies. «Mais il est clair que le nationalisme régnera sans partage dans les années à venir», prédit Oguz, électeur du Parti de la justice et du développement (AKP), dirigé par Recep Tayyip Erdogan. «Je pense que l’AKP ne survivra pas à Erdogan, mais que les nationalistes créeront à terme leur propre alliance, et que de cette alliance émergera un nouveau leader», ajoute Oguz, qui décrit les cinq ans à venir comme «un mandat de transition».
Recep Tayyip Erdogan, 69 ans, a laissé entendre plusieurs fois que ce mandat serait son dernier. En attendant, il se concentre sur son prochain objectif politique: la reconquête d’Istanbul et d’Ankara, les deux plus grandes villes turques dirigées depuis 2019 par l’opposition. Des élections municipales auront lieu dans dix mois.
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