Woke: révolution culturelle ou nouvelle justice?
Né dans les universités américaines il y a quelques années, le mouvement woke n’a pas tardé à conquérir l’Europe. Mais, partout, la mécanique est la même: au nom du combat contre la domination patriarcale et blanche, l’appartenance aux minorités de genre ou d’ethnie est survalorisée afin d’atteindre une égalité proclamée authentique.
En découle une série d’interdictions censées légitimer une morale trop longtemps bafouée, dans le dessein de restaurer la dignité de milieux qui auraient été victimes d’une majorité arrogante. Proscrite, l’appropriation par les Blancs de codes culturels «propriété» de telle ou telle minorité; proscrite, une narration historique qui ne serait pas revisitée selon la place laissée à ces mêmes minorités; proscrite, enfin, une politique qui ne placerait pas le respect des identités de genre au centre de son action.
Affirmant se battre pour la justice, le mouvement woke se voit accusé d’imposer une dictature de la bienpensance qui ne ferait qu’hypertrophier le courant «politiquement correct» à l’oeuvre depuis longtemps dans les sociétés occidentales. La liberté de penser serait en danger, de même que toute idée de cohésion sociale, déchiquetée par un hyperindividualisme, sur lequel déboucherait inévitablement la colère woke, et dévalorisant la pluralité des identités qui caractérisent les individus. Une idée pourtant revendiquée par la même gauche aujourd’hui ralliée au «wokisme», comme l’appellent ses adversaires.
Dire que le dialogue entre les deux camps est perturbé relève de l’euphémisme. Comme tout phénomène social, comme toute idée politique, le mouvement woke ne puise pas ses origines dans les esprits prétendument dérangés de quelques théoriciens en mal d’une nouvelle théorie révolutionnaire. Le principe d’égalité, porteur de non-discrimination à l’égard de tout groupe humain, a, il est vrai souvent été trahi. Des correctifs étaient nécessaires.
En fait, le mouvement woke reflète la polarisation aiguë qui déchire nos sociétés et qui, longtemps latente, est apparue au grand jour avec la crise financière et économique des années 2008 et 2009, achevant de discréditer les centres de pouvoir politiques et économiques. La mondialisation était acceptée tant qu’elle paraissait plus ou moins équitable. Dès lors qu’elle semblait aggraver les problèmes, de la crise écologique à la place du numérique dans les fonctionnements sociaux, la tentation d’un repli sur l’individu ou son groupe acquérait une dimension salvatrice. Aux partis ont été préférés des mouvements supposés moins corrompus.
Le surgissement de mouvements comme #MeToo ou Black Lives Matter s’explique en grande partie par l’éclatement de la confiance envers les institutions «classiques». Devant l’échec présumé de ces dernières, grande fut l’envie d’attaquer les problèmes laissés en rade d’une autre façon. Le retour aux identités nationales aurait dû nous alerter, voici quelques décennies. Contre les valeurs universelles que défend habituellement l’Etat libéral et social né après 1945, les mouvements dits populistes ont plaidé pour la sauvegarde des nations contre les
Etats technocratiques épris de supranationalité. Libéraux et socialistes étaient groggys.
Ce mouvement protestataire ne put être endigué et, alors que les jeunes générations furent priées de subir sans rechigner les mesures anti-covid qui avaient un impact direct sur leur avenir professionnel, un autre émergeait à gauche, en dehors des cadres classiques. Mais aussi contre les valeurs universelles qui lui étaient chères, suppléées par une lecture «identitaire» des droits de l’homme. Pro et anti-woke ne constituent ainsi qu’une nouvelle étape de cette polarisation qui risque de paralyser nos sociétés, pour le plus grand plaisir des régimes autoritaires, qui nous contemplent, narquois, nous débattre dans nos contradictions.
La tâche est immense. Il s’agit de redéfinir l’égalité acceptable face à la liberté, en admettant que l’équilibre des sociétés démocratiques se nourrit de cette tension; de retrouver «le courage de la nuance», comme le souhaite Jean Birnbaum (Seuil, 2021). Le mot «wokisme» a peut-être été inventé par les trumpistes, pas son contenu. En même temps, croire que les Lumières, auxquelles nous aimons nous référer, n’ont pas aussi leur part d’ombre est insupportable. Ainsi, la réflexion menée dans les musées pour une gestion plus sereine des séquelles du colonialisme est juste, comme l’exigence du respect entre les sexes. Mais rejeter les nations comme constitutives de la liberté individuelle fut une erreur, comme le fait de croire que le ressenti, le relativisme et le déterminisme identitaire peuvent dominer l’analyse rationnelle.
A un néonationalisme aigri répond l’affirmation, à coups d’écriture inclusive, d’une discrimination soi-disant systémique, mais indémontrable. Et vice et versa. Les deux camps ne font que véhiculer un ressentiment vécu comme seule boussole de la pensée, avec une négation, partagée par les deux camps, de l’idée de progrès. Libéralisme et social-démocratie sont interpellés.
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La tâche est immense. Il s’agit de redéfinir l’égalité acceptable face à la liberté