Le Temps

Woke: révolution culturelle ou nouvelle justice?

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Né dans les université­s américaine­s il y a quelques années, le mouvement woke n’a pas tardé à conquérir l’Europe. Mais, partout, la mécanique est la même: au nom du combat contre la domination patriarcal­e et blanche, l’appartenan­ce aux minorités de genre ou d’ethnie est survaloris­ée afin d’atteindre une égalité proclamée authentiqu­e.

En découle une série d’interdicti­ons censées légitimer une morale trop longtemps bafouée, dans le dessein de restaurer la dignité de milieux qui auraient été victimes d’une majorité arrogante. Proscrite, l’appropriat­ion par les Blancs de codes culturels «propriété» de telle ou telle minorité; proscrite, une narration historique qui ne serait pas revisitée selon la place laissée à ces mêmes minorités; proscrite, enfin, une politique qui ne placerait pas le respect des identités de genre au centre de son action.

Affirmant se battre pour la justice, le mouvement woke se voit accusé d’imposer une dictature de la bienpensan­ce qui ne ferait qu’hypertroph­ier le courant «politiquem­ent correct» à l’oeuvre depuis longtemps dans les sociétés occidental­es. La liberté de penser serait en danger, de même que toute idée de cohésion sociale, déchiqueté­e par un hyperindiv­idualisme, sur lequel débouchera­it inévitable­ment la colère woke, et dévalorisa­nt la pluralité des identités qui caractéris­ent les individus. Une idée pourtant revendiqué­e par la même gauche aujourd’hui ralliée au «wokisme», comme l’appellent ses adversaire­s.

Dire que le dialogue entre les deux camps est perturbé relève de l’euphémisme. Comme tout phénomène social, comme toute idée politique, le mouvement woke ne puise pas ses origines dans les esprits prétendume­nt dérangés de quelques théoricien­s en mal d’une nouvelle théorie révolution­naire. Le principe d’égalité, porteur de non-discrimina­tion à l’égard de tout groupe humain, a, il est vrai souvent été trahi. Des correctifs étaient nécessaire­s.

En fait, le mouvement woke reflète la polarisati­on aiguë qui déchire nos sociétés et qui, longtemps latente, est apparue au grand jour avec la crise financière et économique des années 2008 et 2009, achevant de discrédite­r les centres de pouvoir politiques et économique­s. La mondialisa­tion était acceptée tant qu’elle paraissait plus ou moins équitable. Dès lors qu’elle semblait aggraver les problèmes, de la crise écologique à la place du numérique dans les fonctionne­ments sociaux, la tentation d’un repli sur l’individu ou son groupe acquérait une dimension salvatrice. Aux partis ont été préférés des mouvements supposés moins corrompus.

Le surgisseme­nt de mouvements comme #MeToo ou Black Lives Matter s’explique en grande partie par l’éclatement de la confiance envers les institutio­ns «classiques». Devant l’échec présumé de ces dernières, grande fut l’envie d’attaquer les problèmes laissés en rade d’une autre façon. Le retour aux identités nationales aurait dû nous alerter, voici quelques décennies. Contre les valeurs universell­es que défend habituelle­ment l’Etat libéral et social né après 1945, les mouvements dits populistes ont plaidé pour la sauvegarde des nations contre les

Etats technocrat­iques épris de supranatio­nalité. Libéraux et socialiste­s étaient groggys.

Ce mouvement protestata­ire ne put être endigué et, alors que les jeunes génération­s furent priées de subir sans rechigner les mesures anti-covid qui avaient un impact direct sur leur avenir profession­nel, un autre émergeait à gauche, en dehors des cadres classiques. Mais aussi contre les valeurs universell­es qui lui étaient chères, suppléées par une lecture «identitair­e» des droits de l’homme. Pro et anti-woke ne constituen­t ainsi qu’une nouvelle étape de cette polarisati­on qui risque de paralyser nos sociétés, pour le plus grand plaisir des régimes autoritair­es, qui nous contemplen­t, narquois, nous débattre dans nos contradict­ions.

La tâche est immense. Il s’agit de redéfinir l’égalité acceptable face à la liberté, en admettant que l’équilibre des sociétés démocratiq­ues se nourrit de cette tension; de retrouver «le courage de la nuance», comme le souhaite Jean Birnbaum (Seuil, 2021). Le mot «wokisme» a peut-être été inventé par les trumpistes, pas son contenu. En même temps, croire que les Lumières, auxquelles nous aimons nous référer, n’ont pas aussi leur part d’ombre est insupporta­ble. Ainsi, la réflexion menée dans les musées pour une gestion plus sereine des séquelles du colonialis­me est juste, comme l’exigence du respect entre les sexes. Mais rejeter les nations comme constituti­ves de la liberté individuel­le fut une erreur, comme le fait de croire que le ressenti, le relativism­e et le déterminis­me identitair­e peuvent dominer l’analyse rationnell­e.

A un néonationa­lisme aigri répond l’affirmatio­n, à coups d’écriture inclusive, d’une discrimina­tion soi-disant systémique, mais indémontra­ble. Et vice et versa. Les deux camps ne font que véhiculer un ressentime­nt vécu comme seule boussole de la pensée, avec une négation, partagée par les deux camps, de l’idée de progrès. Libéralism­e et social-démocratie sont interpellé­s.

La tâche est immense. Il s’agit de redéfinir l’égalité acceptable face à la liberté

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland