«Servir et disparaître»
Devenir une personnalité publique est un peu comme arriver sur une scène de théâtre sombre et que tout à coup les projecteurs s’allument. Au début, c’est éblouissant mais petit à petit, les yeux s’habituent à la lumière. On ressent du trac, de la fierté et en même temps énormément d’humilité.
On se pose certainement tous la même question à un moment donné: «Pourquoi moi?»
Je pense que c’est la réponse qu’on donne à cette question qui révèle notre personnalité. Je vais vous faire part d’une expérience toute récente que j’ai vécue.
Le 12 mai dernier, j’ai eu la chance de devenir président du Grand Conseil du canton du Valais. Dans beaucoup de cantons romands, c’est une fonction assez anodine, mais en Valais, c’est une fonction traditionnellement très importante pour les autorités et les citoyens. D’ailleurs, le président du Grand Conseil reçoit plusieurs appellations.
Pour commencer, on lui donne le nom de premier citoyen du canton. Jusqu’ici, c’est assez compréhensible, mais on lui donne surtout le nom de grand baillif. Que veut dire ce titre? Il faut remonter un peu dans l’histoire du Valais pour le comprendre précisément.
En l’an 999, Rodolphe III, dernier roi de Bourgogne, donna définitivement à Hugues, évêque de Sion, le pays qui s’étend du Trient à la Furka. Il lui accorda en outre l’immunité que comportent les droits régaliens. A cette époque, le pouvoir de l’évêque était absolu sur son territoire. Pour gérer son diocèse, l’évêque nomme les vidomnes, les bras armés qui font régner l’ordre.
Au XIIIe siècle, le major évince peu à peu le vidomne, qui finit par ne devenir qu’un simple juge. Plus tard apparaît le sauthier, qui cumule les fonctions de percepteur et de gendarme. Avec ce dédoublement de fonctions, toutes au même niveau hiérarchique, l’évêque perdait de plus en plus de pouvoir. C’est ainsi qu’en 1274 apparut le premier grand baillif. Il était un chevalier choisi parmi les nobles pour seconder l’évêque, et exerçait la plus haute autorité sur la justice et les affaires de l’Etat.
En 1627, le grand baillif s’empare du pouvoir exécutif à la place de l’évêque. En 1632, l’évêque H. Jost s’enfuit de son diocèse et le grand baillif A. de Stockalper s’installe au château épiscopal de la Marjorie. Après la crise de 1634, les patriotes triomphent; ils refusent d’admettre la dictature du baillif et lui arrachent ses droits et fonctions. En 1798, la Révolution française arrive aux portes du Bas-Valais et l’Ancien Régime tombe. La République valaisanne indivisible et égalitaire naît et le titre de grand baillif est conservé pour désigner le président de l’assemblée législative. Enfin, avec la première Constitution, il devient le président du Grand Conseil.
Fort de cet historique de pouvoir, le président du Grand Conseil est hautement considéré en Valais. Il est invité comme le plus haut représentant de l’Etat à plus de 300 manifestations sur une année. A son élection, c’est une tempête médiatique qui se met en place, avec à la clé une fête organisée par la commune de domicile du nouveau président digne d’un des plus grands festivals de fanfares.
Il faut résister à ce tourbillon; préparer les discours, planifier la session parlementaire et gérer les affaires du Grand Conseil n’est rien par rapport à la sollicitation des citoyens. Chacun à sa manière, ils me font part de problématiques intenses et très émotionnelles. Tous ces habitants qui espèrent que les pouvoirs détenus par le président pourront régler tous leurs problèmes! Ils nous mettent réellement sur un piédestal et leurs préoccupations sont réelles. On pourrait très facilement se laisser aveugler et y croire. La tentation est grande. Je suppose même que plus d’un s’est fait avoir. Pour ceux d’entre nous qui l’ont vécu de la sorte, cela a dû être extrêmement difficile. Car en somme, nous sommes président uniquement pour une modeste année et, après, tout s’arrête brusquement.
D’où la célèbre devise «Servir et disparaître»
Il faut impérativement se rappeler une chose pour ne pas succomber: c’est la fonction qui est chérie et non l’homme ou la femme. Et concernant le pouvoir d’un élu, en vérité, il n’en est rien et fort heureusement. En Suisse, nous ne donnons jamais le pouvoir à un seul individu et c’est cela qui fait notre force. Le grand baillif n’est qu’un chef d’orchestre et les musiciens sont les députés. Ce sont eux, tous ensemble, par le Grand Conseil, qui exercent le pouvoir de créer ou modifier la loi.
Le grand baillif est finalement passé d’homme de pouvoir à homme de devoir.
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Chaque mardi, «Le Temps» donne tour à tour la parole à six politiciens romands de différents partis et cantons.