«Nos relations manquent de transparence»
L’eurodéputé autrichien Lukas Mandl, rapporteur spécial du Parlement européen sur la Suisse, veut décrisper les relations entre Berne et Bruxelles. La fenêtre d’opportunité pour arriver à un accord avant l’été 2024 est courte, admet-il. Mais il veut y cro
L'eurodéputé Lukas Mandl, membre du Parti populaire autrichien (conservateur), est l'auteur d'un rapport sur les relations entre la Suisse et l'UE qui sera adopté en septembre par le Parlement européen. Il y travaille depuis le psychodrame du 26 mai 2021, et la décision unilatérale, par le Conseil fédéral, d'abandonner le projet d'accord-cadre avec l'UE. Rencontre au 10e étage du Parlement européen, alors que Livia Leu, la négociatrice en chef suisse, se rend ce mardi à Bruxelles, pour la 10e ronde d'«entretiens exploratoires».
La décision du Conseil fédéral de mai 2021 a provoqué une sérieuse rupture de confiance. Livia Leu a cherché à la regagner, à travers des «entretiens exploratoires». Mais la voilà qui part, à l’aube d’un mandat de négociation. Bruxelles perd-elle patience? Tant les Suisses que les Européens ont déjà beaucoup dû prendre leur mal en patience, face au Conseil fédéral et à la Commission européenne. Il ne faut plus en abuser. Il n'est plus question d'attendre. Les administrations respectives doivent arriver à des résultats. Qui négociera au niveau suisse ne changera pas grandchose, surtout pour une démocratie comme la Suisse où cette personne représente la position du Conseil fédéral.
Mais quand même. Les Affaires étrangères en sont au stade: «Cherche négociateur en chef (plus ou moins) désespérément.» Cela ne donne pas vraiment une bonne image de la Suisse… L'image de la Suisse a toujours été bonne à Bruxelles, seule la décision de votre gouvernement d'abandonner le projet d'accord-cadre l'a ternie. Mais les raisons de cet échec sont à trouver autant du côté de Berne que de Bruxelles. Il a fallu faire face à cette réalité et j'ai comme mandat de travailler sur un rapport Suisse-UE pour explorer les domaines de coopération de façon plus large et éviter de nouvelles impasses. Ce que la Suisse va mettre sur la table des négociations, la façon dont elle réagira aux scénarios «win-win» et les décisions du parlement suisse et des cantons importent plus que le choix de la personne qui officiera comme négociateur et du momentum de son entrée en fonction. Je reste optimiste.
Le vice-président de la Commission, Maros Sefcovic, espère arriver à un accord global d’ici à l’été 2024. Réaliste? Il y a une fenêtre d'opportunité à saisir entre les élections fédérales suisses de cet automne et les élections européennes de juin 2024. Le nouveau «paquet» doit être conclu pendant ces mois. Je veux y croire, même si les risques de ne pas y arriver sont là.
Quelle en seraient les conséquences? La nouvelle Commission devrait alors recommencer le processus… Je suis devenu rapporteur pour la Suisse en me rappelant les «regrets» de Jean-Claude Juncker à la fin de son mandat [Ursula von der Leyen lui a succédé à la présidence de la Commission le 1er décembre 2019] de ne pas être parvenu à un accord-cadre avec la Suisse. Si rien ne se passe avant les élections de 2024, on se retrouverait dans la même situation. Cela contribuerait à faire baisser le niveau de confiance des citoyens suisses et de l'UE. Sans accord, la situation empirerait. Il est faux de penser que les accords bilatéraux existants suffisent.
Dans votre rapport provisoire, vous rappelez que des accords bilatéraux atteignent leur date d’expiration et reprochez à la Suisse de ne pas appliquer correctement certains ou d’avoir édicté des lois qui les enfreignent… Les accords bilatéraux conclus perdent peu à peu de leurs effets, par exemple à cause de la digitalisation, et ne répondent plus aux nouveaux défis après plusieurs crises, dont une pandémie, et alors qu'une guerre est en cours sur le continent européen. C'est bien pour cela que les négociations portent aussi sur de nouveaux accords.
Sur l’électricité, par exemple. La stabilité des réseaux et la sécurité de l’approvisionnement et du transit dépendent d’une étroite collaboration entre la Suisse et l’UE. L’exclusion de la Suisse présente des «risques systémiques» pour l’ensemble du continent, dites-vous… Oui, et il ne faudrait pas parvenir à un tel accord en se faisant pression alors que nous avons des objectifs communs. La Suisse est très dépendante du reste de l'Europe dans de nombreux domaines. Dans le domaine de l'énergie, cela fait l'objet de beaucoup d'attention. Comme nous nous serrons les coudes en Europe et que la stabilité du réseau est aussi étroitement liée à la Suisse en Allemagne, en Italie, en Autriche et en France, nous devons trouver de bonnes solutions.
Vous revendiquez plus de confiance mutuelle et de transparence. Que voulez-vous dire? Pour avoir un véritable leadership au sein de la Commission européenne et du Conseil fédéral, cela nécessite une ouverture mutuelle courageuse afin de créer une toute nouvelle atmosphère de coopération. Et la transparence engendre la confiance. Un exemple: en Autriche, malgré les craintes initiales, les salariés et les entreprises n'ont subi ni dumping salarial ni dumping tarifaire, alors même que nous sommes membres de l'UE depuis près de trente ans. C'est important de le dire, pour rassurer les Suisses. Il faut également une plus grande transparence à propos de la Cour européenne de justice, qui n'a pas d'attitude partisane. Je trouve aussi que le rôle de la Suisse sur le plan géopolitique reste méconnu au niveau des institutions européennes. Certains n'ont pas toujours une vision claire des efforts et des réalisations majeures de la Suisse dans les domaines de la diplomatie, de la promotion et du maintien de la paix, ou par exemple de la recherche et de l'innovation. En matière de maintien de la paix, la Suisse est championne et c'est vraiment sous-estimé à Bruxelles. Il y a également des possibilités de coopération qui n'ont pas été suffisamment exploitées, dans le domaine de la sécurité et de la défense par exemple. Une Europe qui veut s'affirmer dans le monde a besoin d'une Suisse forte. Et inversement. L'une des erreurs commises par le passé a pu être que les mêmes préoccupations ont toujours mené à des impasses, manifestement en raison d'un manque de connaissances et de transparence.
«Tant les Suisses que les Européens ont déjà beaucoup dû prendre leur mal en patience»
Vous êtes critique envers la Suisse. Mais est-ce que Bruxelles a aussi commis des erreurs? Je ne suis pas «critique» envers la Suisse: j'ai simplement comme mandat d'émettre des recommandations à la Commission européenne et au Conseil. Je peux bien sûr critiquer la façon dont la Suisse aborde certaines questions, mais je le fais encore plus à propos de l'UE. J'ai par exemple toujours dit qu'exclure la Suisse du programme Horizon Europe était une erreur. Cela nuit à l'UE et l'affaiblit dans son ensemble.
La Suisse veut se rapprocher de l’OTAN, sans y adhérer. Mais en même temps, elle prône une politique stricte en refusant la réexportation du matériel de guerre vers l’Ukraine et braque les partenaires européens. Une position que vous comprenez? Je ne fais pas partie de ceux qui accusent la Suisse de faire du «cherry picking». Je sais très bien à quel point la contribution de la Suisse dans les efforts de paix est importante. Mais il y a une chose que je n'ai jusqu'ici pas dite publiquement: quand Poutine a envahi l'Ukraine, j'étais prêt à démissionner de mon rôle de rapporteur sur la Suisse si votre pays décidait de ne pas s'aligner sur les sanctions de l'UE contre Moscou. Mais elle l'a fait, et très vite. La Suisse a rapidement montré dans quel camp elle se situait. C'est à saluer, même si la question de la non-réexportation du matériel de guerre peut être incomprise, d'autant plus que la Suisse est un grand producteur de munitions. Mais je trouve par exemple très appréciable que la Suisse réfléchisse à sa participation à la Coopération structurée permanente (Pesco) des forces armées.
Etes-vous toujours l’«ami de la Suisse» que vous disiez être avant de devenir rapporteur? Bien sûr! Comme déjà dit, je n'impute pas uniquement l'abandon du projet d'accord-cadre à la Suisse. Je cherche à améliorer les relations Suisse-UE, en prônant une approche moins bureaucratique, avec plus de confiance et de transparence. L'image de la Suisse à Bruxelles a-t-elle changé en cinq ans? Peut-être pour certains bureaucrates. Mais les récentes crises ne font que confirmer le besoin de renforcer la coopération entre pays qui ont des intérêts communs. ■