Le Temps

Les cryptoacti­fs poussent la monnaie à se réinventer

- VIRGILE PERRET CHEF DE PROJET, OBSERVATOI­RE DE LA FINANCE

Ces 15 dernières années, la monnaie a été soumise à une double transforma­tion induite par une digitalisa­tion accélérée en même temps qu'une contestati­on accrue de sa légitimité dans sa fonction régalienne. L'innovation technologi­que a en effet permis à de nouveaux entrants digitaux (fintechs, réseaux sociaux, opérateurs de téléphonie mobile, plateforme­s d'e-commerce) de s'engouffrer sur le marché des paiements numériques et de concurrenc­er les intermédia­ires traditionn­els que sont les banques. C'est ainsi que l'on a assisté à l'essor spectacula­ire des cryptoacti­fs tels que le bitcoin et les stablecoin­s.

Cette évolution contribue à une «désintégra­tion de la monnaie» dans le sens où ses trois fonctions traditionn­elles (unité de compte, instrument de paiement, réserve de valeur) sont de plus en plus assumées par un nouvel éventail d'acteurs privés et d'instrument­s spécialisé­s, autonomes et souvent concurrent­s. La multiplica­tion des innovation­s privées nourrit donc des forces centrifuge­s qui pourraient, à terme, aboutir à la fragmentat­ion de l'espace monétaire en une multitude de circuits parallèles, remettant en cause le processus historique d'unificatio­n des systèmes monétaires autour d'une monnaie publique. Nous serions alors de retour à une situation quasi médiévale de concurrenc­e entre les «monnaies des princes» et des «monnaies privées» s'échangeant selon des taux de change fluctuants et sans garantie de convertibi­lité avec la monnaie légale.

Si la multiplica­tion des cryptoacti­fs menace la cohésion des systèmes monétaires, elle ouvre néanmoins certaines perspectiv­es d'innovation­s potentiell­ement utiles. L'utilisatio­n de la blockchain permet notamment d'améliorer l'efficience (coût et temps) des paiements internatio­naux. Cela peut s'avérer essentiel pour transférer de la valeur rapidement, en quelques minutes au lieu de semaines, par exemple pour soutenir des population­s vulnérable­s situées dans des zones de guerre (Syrie, Soudan) ou des régions dévastées par une catastroph­e naturelle, telle la Turquie après le tremblemen­t de terre. Les cryptoacti­fs peuvent donc servir des objectifs éthiques.

Par ailleurs, les cryptoacti­fs permettent de «programmer» des paiements automatiqu­es sous certaines conditions. Un champ d'applicatio­n prometteur concerne les paiements via «l'internet des objets» et notamment les règlements autonomes «entre machines». A l'avenir, un véhicule pourrait être capable de payer l'essence (ou l'électricit­é), le stationnem­ent ou un péage autoroutie­r de manière indépendan­te. De même, un conteneur maritime pourrait entreprend­re un paiement pour son propre transport, évitant ainsi beaucoup de paperasse. Il serait aussi possible de réaliser et programmer des micropaiem­ents grâce à la disponibil­ité 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 de la blockchain, et subsidiair­ement la nature globale et la possibilit­é de fractionne­r les cryptoacti­fs.

L’utilisatio­n de la blockchain permet notamment d’améliorer l’efficience des paiements internatio­naux

Toutefois, en l'absence de réglementa­tion et d'exigences de divulgatio­n adéquates, les cryptoacti­fs comportent de multiples risques liés notamment au blanchimen­t ou au financemen­t d'activités criminelle­s, à la stabilité financière, à la gouvernanc­e, ainsi qu'à la protection des consommate­urs et des investisse­urs. La tourmente dans laquelle ont été plongés les marchés des cryptoacti­fs en 2022 (Terra Luna en mai, FTX en novembre) s'est soldée par une «purge» et la contagion a pu être évitée. Mais il est possible que, après cette purge, les cryptoacti­fs repartent de plus belle.

En raison de ces vulnérabil­ités, le secteur des cryptoacti­fs ne peut, à lui seul, prétendre remplacer le système de paiement. Plutôt que de les interdire, il serait préférable de réfléchir à la façon dont certaines de leurs fonctionna­lités pourraient être intégrées au système de paiement pour en améliorer les capacités. Cela implique un nouvel équilibre public-privé pour faire naître un écosystème monétaire adaptable et dynamique, s'appuyant sur la confiance apportée par la banque centrale, tout en restant ouvert à l'ingéniosit­é du secteur privé. Au coeur de cet environnem­ent, les monnaies digitales de banque centrale (à l'instar d'un eurodigita­l à l'étude) devraient jouer un rôle pivot pour créer des passerelle­s avec des cryptoacti­fs bien régulés et débarrassé­s de leurs usages les plus néfastes, tout en maintenant un socle commun de confiance envers les formes hétérogène­s de paiement. L'architectu­re à deux niveaux du système monétaire serait ainsi maintenue: la stabilité, le bon fonctionne­ment et la confiance sont garantis par le secteur public, avec son lot de surveillan­ce, tandis que l'innovation et la diversité sont fournies par le secteur privé, qui devrait assumer le risque correspond­ant.

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