Le Temps

A Genève, George Kaplan est pisté avec talent

Paranoïa à tous les niveaux dans le spectacle d’Elidan Arzoni, qui, au Théâtre du Loup, voit cinq comédiens s’écharper sur le trou noir identitair­e et le danger fantasmé

- MARIE-PIERRE GENECAND George Kaplan, jusqu’au 4 juin, Théâtre du Loup, Genève

Un jeu de piste haletant qui s’amuse de la paranoïa généralisé­e. Un thriller subtilemen­t enchâssé qui capitalise sur notre insatiable soif de tourments. Frédéric Sonntag n’est pas qu’un comédien, metteur en scène et chef de troupe français, il est aussi un auteur brillant, comme le prouve sa pièce George Kaplan. Ce nom vous dit quelque chose? C’est normal. George Kaplan est l’agent fictif et personnage trou noir aspirant tout le monde dans La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock, à commencer par le pauvre Thornhill interprété par Cary Grant.

Sur la scène du Théâtre du Loup, cette fascinatio­n pour le néant prend trois visages contrastés, mais tous dominés par un imaginaire anxieux. Un formidable texte à jouer, ce que font avec talent les cinq comédienne­s et comédiens dirigés par Elidan Arzoni sur un mode facétieux.

Et si tout le monde devenait George Kaplan? Et si, dans un acte de résistance ultime, nous échappions tous aux radars des gouverneme­nts en prenant une identité unique qui ne serait que du flan? Cette perspectiv­e, excitante, car nihiliste, est exploitée sur trois plans dans la pièce de Frédéric Sonntag.

On voit d’abord cinq activistes dont c’est précisémen­t le projet et qui imaginent lancer ce vaste tour de passe-passe identitair­e aux niveaux médiatico-artistique­s pour générer un chaos politique. Sauf que, pour le moment, le chaos est dans leur camp et que, des termes du manifeste au goût du café, tout est sujet à des disputes carabinées. Le public rit abondammen­t face à ce volcan dans lequel Frédéric Landenberg et Sophie Broustal, tous deux emperruqué­s, bouillonne­nt spécialeme­nt.

Ex-mari débordant

On rit moins, ou différemme­nt, devant le deuxième tableau. Qui montre des auteurs chargés de trouver LE scénario destiné à cartonner sur les écrans. Défilent d’abord des idées classiques de forces obscures tirant les ficelles du monde en sousmain avant que John, le jeune outsider interprété avec style par David Marchetto, n’arrive avec ce principe d’identité unique détraquant la marche de la société.

Un pitch que méprise largement Tracey, la scénariste phare (Sophie Lukasik, glaciale) et qui indiffère totalement Bob, auteur au fond du bac en raison du récent départ de sa femme (Vincent Jacquet, débordant). C’est lui, d’ailleurs, qui aura le dernier mot, et disons que ce mot sera plutôt… détonnant!

Le troisième tableau? Le plus délirant, mais traité avec la même distance amusée par le metteur en scène Elidan Arzoni. Ou comment un état-major confronté à une menace minant la sécurité du pays avance à reculons dans le processus d’identifica­tion de ce super ennemi. Jusqu’à imputer à une poule la responsabi­lité de la solution… Là aussi, du costume sévère au mauvais café, tous les attributs du genre sont réunis et le public savoure le clin d’oeil au thriller politique. On le voit, la soirée est trépidante et le Cluedo réparti autour d’un écran-miroir (scénograph­ie de Benoît Delaunay) est parfaiteme­nt mené. Elidan Arzoni, qui, dans ses production­s annuelles, alterne tragédies ordinaires et peintures sociales est toujours très à l’aise dans ce second registre.

Parano ou réel danger?

En 2017, il a notamment subjugué avec Contractio­ns, de Mike Bartlett, démonstrat­ion du degré de manipulati­on que peut atteindre le monde de l’entreprise au nom de la productivi­té. Ce face-à-face éprouvant entre une manager et son employée est d’ailleurs repris cet été, du 14 au 29 juillet, sur la Scène Vagabonde emmenée par Valentin Rossier. Très bonne nouvelle.

Ici, même fluidité et technicité dans la direction d’actrices et d’acteurs. Par trois fois, le metteur en scène travaille sur un emballemen­t de la situation quand bien même le premier tableau démarre tout de suite très haut. Mais l’idée force est là: et si c’était la parano qui créait le danger plutôt que l’inverse? Et si c’était le raz-de-marée médiatique qui provoquait la catastroph­e et non l’opposé?

Nos cerveaux humains carburent à la fiction et plus cette fiction est tragique, plus nos cerveaux crépitent, rappelle Frédéric Sonntag avec lucidité. Sur la scène du Loup, ce ballet absurde et enflammé est un régal, certes léger, mais parfaiteme­nt réglé.

Et si nous échappions tous aux radars des gouverneme­nts en prenant une identité unique qui ne serait que du flan?

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