Le Temps

Après la pluie, le temps des questions au Tour d’Italie

- PIERRE CARREY

Le Giro, remporté dimanche dernier par le Slovène Primoz Roglic, a été plombé par des trombes d’eau, caractéris­tiques de la météo du printemps et du changement climatique. L’épreuve doit-elle décaler ses dates, au risque de se rapprocher du Tour de France?

La pluie avait pourri leurs jambes comme des vignes. Quatorze jours de lente décomposit­ion. Les gouttes étaient molles et froides à l’intérieur des terres. Tièdes et effilées le long des côtes, les plus pernicieus­es, celles qui finissent par pénétrer le corps des coureurs. C’était le supplice de l’eau au Giro. L’édition 2023 du grand tour italien, achevée dimanche sur la victoire du Slovène Primoz Roglic, ne retient que ce ruissellem­ent épouvantab­le. La survie de l’épreuve, deuxième plus imposante derrière le Tour de France, apparaît précaire, assiégée par les incertitud­es du printemps et un chaos climatique annoncé.

«On n’est pas en sucre, alors, on court!» a essayé de se convaincre Fabian Lienhard pendant trois semaines. Pour son premier Giro, à 29 ans, le rouleur originaire de Steinmaur, dans le canton de Zurich, a aidé le Français Thibaut Pinot à se hisser à la cinquième place au classement. Il trouvait de la joie dans la fatalité et la résignatio­n. «C’était dur, mais j’ai pris du plaisir à être là.»

Le Norvégien Andreas Leknessund, huitième de l’épreuve, enfonçait une porte jamais complèteme­nt refermée: «C’est notre boulot de nous adapter aux circonstan­ces.»

Tous les coureurs étaient cependant soulagés que la pluie se fige vendredi. Ils arrivaient aux Tre Cime di Lavaredo, trois monstrueus­es échardes, luisantes de neige ancienne. Sur cette étape reine, le soigneur de l’équipe Bahrain Victorious était soulagé que l’orage abdique, à cette altitude de 2300 mètres. Il plongeait sa main dans un sac de vêtements chauds, étiqueté «Extra Cold Jackets». En cyclisme, mieux vaut être gelé que trempe.

C’est peu dire que les coureurs ont détesté les accusation­s des anciens, après un Tour d’Italie sans éclat sportif mais héroïque, du seul fait qu’il s’est poursuivi jusqu’à son terme. Les polémiques ont éclos après le 19 mai, quand la majorité des participan­ts a voté un changement de parcours sur la route qui menait à Crans Montana, expurgée de descentes de cols, redoutées comme dangereuse­s, possibleme­nt givrées.

Des coureurs plus fragiles?

«On est en train de détruire notre sport […] On ne va plus dans ces limites qui en font la grandeur», s’est insurgé Marc Madiot, patron de l’équipe Groupama-FDJ. Et le Français de convoquer le blizzard de LiègeBasto­gne-Liège

1980, où son compatriot­e Bernard Hinault avait perdu l’usage d’un doigt. «Il y a des choses des années 1980 et 1990 qu’on n’a plus envie de revoir», lui rétorqua le Britanniqu­e Geraint Thomas, deuxième de ce Tour d’Italie 2023.

Thomas Champion ne s’est arrêté ni aux trombes d’eau ni aux controvers­es qui font le sel et

«Quand on signe pour le Giro, on sait à quoi s’attendre. La pluie, le froid, la haute montagne font partie de l’ADN de la course» THOMAS CHAMPION, COUREUR CYCLISTE

le sucre du Tour d’Italie. Le Français s’est octroyé 650 kilomètres d’échappée, sur cinq étapes. «Quand on signe pour aller sur le Giro, on sait à quoi s’attendre, explique l’ancien vététiste, 23 ans. La pluie, le froid, la haute montagne font partie de l’ADN de la course. On a vécu un vrai Giro. J’aurais été presque déçu que ce soit facile.» Le pensionnai­re de l’équipe Cofidis s’était prononcé contre la modificati­on du tracé vers Montana. Opinion minoritair­e, qu’il étayait par des photos prises par des internaute­s dans la montagne. «Il n’y avait pas de verglas, on aurait pu passer. La seule limite, à mes yeux, c’est le verglas. Un coureur doit accepter la neige dans certaines situations, notamment au Giro.»

Thomas Champion pense que le cyclisme «à l’ancienne» est toujours celui de «maintenant». Il récuse le conflit de génération­s, mais nuance: «Les notions de confort et de souffrance ont évolué.» Selon lui, les «sacrifices» consentis par les coureurs se sont déplacés de la compétitio­n vers l’entraîneme­nt et la récupérati­on. «Nous sommes toujours à la limite. La pluie et le froid ne nous font pas peur en tant que tels, mais parce qu’ils peuvent nous contraindr­e à abandonner.» Plusieurs concurrent­s se rappellent leur angoisse quand leur gorge a piqué. Fatigue? Coup de froid? Symptômes du covid? Le virus a fait une irruption imprévue. Malades, une quinzaine de coureurs se sont retirés, parmi lesquels le favori, le Belge Remco Evenepoel. Un entraîneur d’équipe se hasarde: «Le système immunitair­e des coureurs est peut-être plus fragile qu’avant.»

Le directeur du Tour d’Italie sait que son épreuve a atteint toutes ses limites. Mauro Vegni affirme ne pas s’en inquiéter, mais il voudrait «mettre les différente­s parties autour de la table», représenta­nts des équipes, des coureurs et de l’Union cycliste internatio­nale (UCI). Vegni cherche un «point d’équilibre» entre des intérêts parfois contraires. A 64 ans, ce technicien du vélo sait qu’il avance sur des nids-de-poule. Il a succédé en 2013 à l’homme d’affaires Michele Aquarone, qui a commercial­isé le Giro à l’étranger et s’est retrouvé mêlé à un obscur scandale financier, lui-même prenant la suite d’Angelo Zomegnan, organisate­ur fou furieux, qui imposait des montées d’alpinistes et des descentes avec un précipice dans chaque virage.

Un parcours «al dente»

«Cette année, le parcours n’était pas trop dur, il était justo duro», considère Mauro Vegni. En bon conciliate­ur, l’employé de la société RCS Sport – une filiale du journal La Gazzetta dello Sport – dit «comprendre» aussi bien la prudence des coureurs que la colère des autorités du val d’Aoste, qui demandent un remboursem­ent, après un départ d’étape escamoté. Vegni désigne une seule fautive: la météo. Une seule solution: un report de deux semaines au calendrier.

La course augmentera­it ainsi ses chances d’être au sec. Les inondation­s qui ont ravagé l’Emilie-Romagne au mois de mai, tuant 15 personnes et détruisant des centaines d’habitation­s, aggravées par le réchauffem­ent climatique, attestent de la vulnérabil­ité de la Péninsule au printemps. L’an passé, l’UCI a refusé la requête du Giro qui la placerait à deux semaines du départ du Tour. Les coureurs n’ont pas fini de cracher de l’eau.

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