Le Temps

La grande contre-offensive. Et après?

- ÉRIC HOESLI JOURNALIST­E, SPÉCIALIST­E DE LA RUSSIE, ANCIEN PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRA­TION DU «TEMPS»

Tout le monde l’attend. La voilà. La grande contre-offensive de l’armée ukrainienn­e va commencer. Elle a peut-être déjà débuté. En ce printemps 2023, l’actualité européenne résonne de tonalités qui rappellent celles de 1914-1918 quand le calendrier des journaux français et alliés était rythmé par les offensives ou contre-offensives de la Grande Guerre. L’Artois, la Somme, Verdun, les Flandres, on voulait à chaque fois croire que celle-là serait la dernière. Qu’après le déluge de feu sur les tranchées ennemies, la victoire serait au bout du fusil.

Les mêmes espoirs reposent sur l’opération massive que les Ukrainiens annoncent depuis plusieurs mois. Personne n’en connaît la date exacte mais l’ampleur des regroupeme­nts de forces observés laisse présager qu’elle n’est plus très éloignée. Depuis trois semaines, les forces russes concentren­t leurs bombardeme­nts et les tirs de missiles sur les arrières immédiats du front ukrainien et sur ses lignes d’approvisio­nnement, là où s’accumulent les stocks de matériel, de munitions et de carburant, avant le grand rassemblem­ent des hommes, ultime étape des préparatif­s du jour J-1. Par des tirs de missiles de longue portée, l’armée ukrainienn­e vise symétrique­ment les aéroports et les dépôts militaires russes des villes de l’arrière dont dépendra la capacité de résistance de l’adversaire le moment venu. Chaque jour, sur les réseaux sociaux ukrainiens et russes, des scènes terrifiant­es d’incendies et d’explosions de «préparatio­n», dont le souffle fracasse les carreaux à des kilomètres de distance, laissent présager ce qui va s’abattre sur la zone des combats dans les semaines à venir.

Car tous les experts militaires, occidentau­x ou russes, s’accordent à ce sujet: la contre-offensive sera meurtrière, et très coûteuse en matériel. Elle se déroulera certaineme­nt simultaném­ent sur plusieurs portions d’un front qui couvre actuelleme­nt près de 1300 kilomètres, mais son axe principal visera très probableme­nt à couper le corridor terrestre reliant le Donbass à la Crimée conquis sur le front sud par l’armée russe au printemps 2022. Percer le dispositif russe sur plusieurs dizaines de kilomètres de profondeur jusqu’à la mer d’Azov exigera une imposante concentrat­ion de troupes et de moyens, mais comme l’explique le général allemand Domröse, l’un des observateu­rs militaires occidentau­x les plus pondérés, le plus difficile sera sans doute ensuite de parvenir à maintenir et défendre les positions recouvrées, compenser immédiatem­ent les effectifs mis hors de combat, remplacer ou réparer les équipement­s détruits. Après une telle débauche de sang et d’acier, la contre-offensive suivante n’aura pas lieu avant de nombreux mois.

L’état-major russe semble précisémen­t miser sur cette hécatombe. Depuis l’automne dernier et les déboires enregistré­s en septembre, sa stratégie a fondamenta­lement changé pour devenir quasi exclusivem­ent défensive. Oubliés, les projets d’avancée vers Mykolaïv ou même Odessa; évanouie, l’offensive d’hiver promise auparavant: depuis l’évacuation de Kherson et son retrait derrière les défenses naturelles offertes par le fleuve Dniepr, l’armée russe ne fait que se préparer au choc de la contre-offensive ukrainienn­e annoncée. En minant et fortifiant la ligne de front sur une profondeur d’une vingtaine de kilomètres, elle s’est littéralem­ent enterrée, faisant de la constituti­on de ses stocks de munitions une priorité absolue. Plutôt que d’attaquer, elle vise à contraindr­e l’adversaire à s’affaiblir ou même à s’épuiser. En est-elle capable? Sur les réseaux sociaux les experts militaires occidentau­x paraissent divisés et les Russes ont cessé de fanfaronne­r.

Mais ce choix est en soi révélateur. Militairem­ent, il est synonyme d’importants renoncemen­ts. Sauf sur quelques rares segments du front où ses combattant­s ont cherché à gagner des positions tactiques plus favorables, l’armée russe n’a pris aucune initiative majeure durant les sept derniers mois. Seule la bataille hautement symbolique de Bakhmout, d’ailleurs laissée aux bons soins de la milice privée Wagner, a permis de préserver dans les esprits, et notamment dans l’opinion intérieure russe, l’image nécessaire d’une force victorieus­e.

Les conséquenc­es politiques sont plus importante­s encore: en optant pour la défensive, une décision stratégiqu­e forcément avalisée par Vladimir Poutine lui-même, la Russie met déjà en sourdine toute rhétorique de conquête ou de victoire totale sur le régime de Kiev. Elle fait désormais du maintien des acquis, et notamment des territoire­s récemment annexés, son véritable objectif. Parallèlem­ent, elle installe la guerre dans la longue durée. Le Kremlin peut se le permettre: son opinion paraît résignée, l’économie résiste, l’effort industriel de guerre s’accélère, aucune faille n’est perceptibl­e au sein des élites dirigeante­s. Plutôt que la victoire éclair que Vladimir Poutine escomptait à l’origine, et face au soutien militaire massif de la part de l’OTAN auquel il ne s’attendait pas, le pouvoir russe compte maintenant sur l’épuisement progressif de l’adversaire, non sans anticiper de son côté des coûts humains et matériels très élevés. Aux yeux du Kremlin, seul un tel processus peut conduire à une sortie négociée du conflit et se révéler même plus favorable qu’une hypothétiq­ue victoire militaire laissant la Russie sans interlocut­eur.

Les Occidentau­x sont-ils prêts de leur côté à envisager une guerre de longue durée? En ont-ils les moyens, et surtout disposeron­t-ils du soutien nécessaire de leur opinion? Les Ukrainiens semblent plus inquiets à cet égard. Leur dépendance militaire vis-à-vis de l’Occident est devenue totale. «Si nous cessons aujourd’hui de livrer des armes, l’Ukraine tombe demain», disait le ministre allemand de la Défense fin mai devant son parlement. Pour Kiev, le moral des alliés n’influe pas moins sur la conduite de la guerre que celui de ses propres troupes. Au fil des mois, Volodymyr Zelensky est contraint de passer de plus en plus de son temps à sillonner la planète, courir les sommets et les festivals, courtiser, rassurer afin de conserver l’attention du public. Même si l’opinion publique occidental­e affiche toujours un ferme soutien à la cause ukrainienn­e, qui dit en effet que la volatilité des humeurs et l’éventuelle «fatigue de la guerre» ne vont pas demain prendre l’Ukraine à revers?

La contre-offensive est bien sûr d’abord portée par des ambitions militaires: regagner du terrain perdu, modifier le rapport de force sur le terrain dans l’espoir soit d’une lente reconquête successive, soit de concession­s russes dans une future négociatio­n. Mais si elle est dirigée contre les tranchées russes, elle vise aussi l’opinion publique occidental­e. L’enjeu est de taille. A défaut du succès majeur qu’ils espèrent, les Ukrainiens doivent pouvoir offrir à leurs alliés des résultats justifiant l’importance des sacrifices financiers déjà consentis et faciliter demain, après-demain peutêtre, la poursuite de leur engagement. Une défaite n’est pas permise. Survivre et résister ne suffit pas, il faut encore batailler pour ne pas laisser les sponsors se décourager.

Les Ukrainiens doivent pouvoir offrir à leurs alliés des résultats justifiant l’importance des sacrifices financiers déjà consentis

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