Pour Erdogan, une victoire politique et une défaite économique
La prolongation du président populiste à la tête de la Turquie sonne le glas des espoirs de retour à l’orthodoxie monétaire et budgétaire. Le pays pourrait faire face à un défaut de paiement si ses partenaires le lâchent
Quelques milliards de livres turques (des centaines de millions de francs) ont été dépensées par Recep Tayyip Erdogan pour gagner un troisième mandat et conserver la présidence qu’il exerce depuis 2014. Ces montants ne comprennent pas les promesses électorales qui s’ajoutent aux sommes astronomiques déboursées en 2022 pour soutenir les salaires – relevés trois fois en un an – face à une inflation endémique, ni ceux investis ces dernières semaines pour sauver le cours de la monnaie nationale, en chute libre. La grande perdante de ces élections remportées avec quelque 2% d’avance par le leader du Parti (nationaliste, ndlr) de la justice et du développement (AKP) est l’économie du pays qui fut, jusqu’en 2013, un tigre mi-occidental mi-oriental salué pour sa performance.
Un pari à contresens
Il semble bien loin le temps où la Turquie faisait parler d’elle comme l’un des miracles des pays émergents. En une décennie, de 2003 à 2014, elle était passée d’une économie marginale et peu compétitive à la 15e du monde. Cette transformation s’était effectuée sous la houlette du premier ministre Erdogan et du ministre des Finances Kemal Dervis. Avec Erdogan président, élu pour la première fois en 2014, l’histoire économique a pris un tournant. Les principaux indicateurs conjoncturels (la balance des paiements courants, l’inflation, la dépréciation de la monnaie) sont témoins de cette détérioration, qui s’est accentuée ces dernières années.
Le troisième mandat de cinq ans – et dernier s’il ne modifie pas la constitution – d’Erdogan ne présage rien de bon pour l’économie turque. Elle affichait une inflation de plus de 44% sur un an en avril, après avoir inscrit un record de plus de 85% en octobre 2022. «Erdogan a augmenté de plus de 100% les salaires en moyenne en 2022. Ces hausses inédites ont permis une hausse des salaires réels, c’est-à-dire qu’ils ont plus que compensé l’inflation», note Nikolay Markov de Pictet. Le président réélu s’est engagé à poursuivre ces augmentations de salaires lors de sa campagne, pour les fonctionnaires en particulier.
En même temps, il a assuré qu’il continuerait de refuser la remontée des taux d’intérêt de la banque centrale souhaitée par ses adversaires et la communauté économico-financière, domestique et internationale. Nonobstant le corpus des théories économiques, il a placé son prochain quinquennat sous le credo qu’il a appliqué au précédent, selon lequel la baisse des taux est un remède à l’inflation. «Il n’y a qu’un cas de figure où les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation, observe Nikolay Markov, il s’agit de cas, isolés et rares, où une hyperinflation est incontrôlable. C’est le cas du Venezuela depuis 2021.»
Dans le cas de la Turquie, où l’inflation a des origines connues, le pari d’Erdogan est risqué sinon perdu d’avance. «Elle s’explique avant tout par la politique menée par le président qui finance des politiques sociales généreuses par des déficits publics et des facilités aux entreprises par des crédits bon marché», souligne Nikolay Markov. Il n’est pas prêt à les abandonner. «Qui l’en empêcherait? poursuit l’expert de Pictet. Il a les pleins pouvoirs, il contrôle notamment la banque centrale.» Pour preuve, les trois gouverneurs de l’institution –qu’Erdogan a remerciés en trois ans – avaient tenté de monter les taux. Au lieu de cela, elle a finalement baissé son principal taux directeur de 19% en 2021 à 8,5% fin avril.
Pour que la Turquie retrouve une marge de manoeuvre, il faudrait que les fondamentaux de son économie s’améliorent. Le pays dépend non seulement de sa demande domestique, qu’Erdogan soutient à coups de dépenses publiques, mais aussi de ses exportations envers l’Union européenne, l’Allemagne en particulier, et envers la Russie. Le conflit russo-ukrainien a ralenti la croissance des principaux partenaires commerciaux de la Turquie, ainsi que le tourisme qui représentait 11% de son produit intérieur brut avant la crise du covid.
Il faudrait également que baissent les cours de l’énergie, qui ont grevé la croissance de la 20e économie mondiale – ce secteur dépend des importations à hauteur de 90%. Cela soutiendrait le cours de la livre turque qui a touché son plus bas historique mardi matin, un cours symbolique de l’accueil réservé par les marchés au président réélu. Un dollar vaut – à l’heure où sont écrites ces lignes – 20,4 livres turques contre 7,6 fin 2020.
Attendre cinq ans
Erdogan a assuré qu’il continuerait de refuser la remontée des taux d’intérêt de la banque centrale turque
En attendant une volte-face d’Erdogan, peu probable, ou les prochaines élections en 2028, l’économie domestique restera condamnée à accepter les aides de la Russie et des pays du Golfe. Là où Erdogan est maître dans son pays, il est largement dépendant du bon vouloir de ses créanciers. Les flux nets de capitaux en provenance de Russes en exil à cause de la crise ukrainienne ont permis à la Turquie de sauver sa balance des paiements. Il est probable que, si son état s’aggravait, le Qatar et d’autres pays du Golfe la soutiendrait. Ce qui devrait permettre à Erdogan de passer les cinq prochaines années, bon an mal an.
«Les investisseurs étrangers devront être patients et attendre cinq ans pour reprendre une exposition active en Turquie. Entre-temps, il est peu probable qu’Erdogan modifie sa politique monétaire ni que la banque centrale puisse l’infléchir, car il est le seul homme qui puisse décider», conclut Nikolay Markov. ■