Wajdi Mouawad et Christine Ockrent, par-delà les larmes
L’auteur et comédien d’origine libanaise soulève les foules au Théâtre de la Colline avec «Mère», portrait d’une femme dévastée par l’exil, incarnée en arabe par la sublime Aïda Sabra
Wajdi Mouawad n’a plus pleuré depuis ce jour de 1987 où sa mère, Jacqueline, est morte. Il avait 19 ans, elle 55 ans. Ils vivaient au Québec. Il avait posé des pattes d’albatros sur les neiges de l’exil, elle portait en elle le Liban de ses joies anciennes, elle en était malade. Wajdi Mouawad saisit le crépuscule flamboyant de cette femme-là dans Mère, spectacle qui soulève les foules au Théâtre de la Colline à Paris – jusqu’au 4 juin. Il la ressuscite dans sa détresse et son courage, dans son impuissance et ses déchirures, dans sa gaieté trompe-la-mort et sa névrose.
La beauté de Mère? Sa simplicité épidermique. L’auteur d’Incendies et de Tous des oiseaux l’a écrit tout près de la peau. Il ouvre l’album de ses plaies et, dans le même geste, soulève les ruines de la guerre du Liban. Il fait en sorte, une nouvelle fois, que le théâtre soit ce refuge où le passé est un présent continu, où les fantômes sont des présences, où on raccommode nos âmes perforées sans se faire d’illusions. Bref, il sublime le drame personnel en trame collective. Cette histoire est la nôtre, d’où que nous venions.
Toute une vie dans un couscous
Plus de larmes, donc, annonce Wajdi Mouawad en ouverture du spectacle. Mais tant de tubes dans la mémoire. Tombe la neige, tiens, de Salvatore Adamo. Il suffit de fredonner «Tombe la neige/Tu ne viendras pas ce soir/Tombe la neige/Et mon coeur s’habille en noir…» pour qu’elle soit là, Jacqueline. Admirez-la, elle est insupportable et grandiose, incarnée par l’extraordinaire Aïda Sabra, une comédienne arabe qui joue dans sa langue. Elle règne sur sa cuisine parisienne, toute sa vie dans le boulgour, et orchestre le cyclone. Dans son sillage tanguent le petit Wajdi (interprété par un ado) et sa grande soeur (Odette Makhlouf ).
Que faire quand tout vous manque – le père de vos enfants, les tablées du dimanche, les potins du palier? Héler la messagère qui passe. Elle s’appelle Christine Ockrent. A la fin des années 1970, la journaliste vedette présentait le journal de 20 heures sur France 2. Chaque soir, Jacqueline l’attendait, dans l’espoir d’une éclaircie à Beyrouth. Chaque soir, elle aspirait l’oxygène de là-bas et désespérait qu’il pue la mort. A ses enfants, elle disait: «Au mois d’avril, nous serons de retour.»
La messagère
Voyez Jacqueline, elle s’arc-boute sur sa chaise. Et Christine Ockrent est devant vous, comme il y a quarante ans. L’épouse de Bernard Kouchner a accepté d’endosser son rôle sur les planches. Avec sa maestria proverbiale, elle effeuille l’actualité d’un jour de 1981, annonce qu’un énième cessez-le-feu à Beyrouth a été violé, puis passe à autre chose. Les soirs où elle ne parle pas du pays du Levant, Jacqueline explose.
Mère est un volcan. Et Aïda Sabra est sa voix, sa terre en mille morceaux brûlants: elle s’émiette, bataille, s’enferme dans sa guérite mentale, peste, fume, s’égare. Quand Christine Ockrent, parachutée dans le salon de la famille, annonce l’horreur du carnage dont ont été victimes les Palestiniens du quartier de Sabra et du camp de Chatila, elle s’effondre. Un combiné à la main, elle appelle Beyrouth. Les «allo» crissent en rafales, ils déchirent comme une prière à un Dieu absent.
Les canons, même à distance, détraquent les cerveaux. Wajdi Mouawad reconstruit le radeau de son enfance
Les canons, même à distance, détraquent les cerveaux. Wajdi Mouawad reconstruit le radeau de son enfance. Il ne pardonne ni ne condamne Jacqueline, il l’accueille. Il n’y a pas de réconciliation à entrevoir – là n’est pas le propos – mais il y a une justice à rendre à celle qui a affronté l’irrespirable et qui en est morte. A l’inconsolable, l’auteur, qui circule dans son récit tel le djinn, dit: «Si tu n’étais pas morte, jamais je n’aurais fait de théâtre.» Sa planète n’a plus d’axe, mais Jacqueline mitonne son couscous pour tout l’immeuble parisien où elle a échoué. Le Théâtre de la Colline embaume. C’est le parfum d’une fraternité. Il ne répare rien – la scène est le lieu où l’irréparable ne s’élude plus. Mais il rameute les mânes. Et aménage nos solitudes. Wajdi Mouawad écrit dans le giron de cet exil, là où les larmes se sont faites encre.
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