Le Temps

Les poupées russes du Kosovo

Le face-à-face mortifère se poursuit devant les mairies de la région serbe du Kosovo. Derrière les questions de légitimité des maires élus, les Kosovars incriminen­t le rôle de Belgrade

- LUIS LEMA @luislema

Ce ne sont que quelques dizaines de kilomètres carrés. Mais, de la plus petite de ces poupées russes emboîtées l’une dans l’autre, le minuscule territoire du nord du Kosovo s’insère dans des jeux d’intérêts de plus en plus larges, qui finissent par lui donner des dimensions presque mondiales.

Depuis la fin de la guerre du Kosovo, en 1999, ce bout de territoire habité d’une minorité serbe a été le théâtre de toutes les tensions. Mais aussi de tous les échecs: aux côtés de la Bosnie, il symbolise l’incapacité à refermer totalement les plaies des guerres yougoslave­s. Ces conflits sans foi ni loi qui, bien avant l’Ukraine, ont marqué toute une génération d’Européens.

Aujourd’hui, presque un quart de siècle plus tard, l’invasion russe de l’Ukraine montre le danger qui consiste à laisser irrésolues ce genre de calamités. Les plaies peuvent se rouvrir d’autant plus aisément que, autour de ces quatre municipali­tés serbes du nord du Kosovo, gravitent des acteurs à foison.

Les nationalis­tes kosovars en font une question existentie­lle, menés par un premier ministre, Albin Kurti, peu enclin à la souplesse. Les Kosovars ont vu l’Occident se précipiter sans sourciller en défense des Ukrainiens. Mais ils sont priés de rester patients; leur tour viendra, peut-être.

En face, les Serbes ultras, du Kosovo mais surtout de Serbie même, y décèlent maintenant un moyen inespéré de diversion face aux colères qui grondent dans les rues de Belgrade. Les bastonnade­s de Zvecan contre les troupes internatio­nales de la

Un bout de territoire théâtre de toutes les tensions

KFOR (censées protéger… la population serbe) n’ont rien de spontané; ni rien de local.

Surtout, Moscou n’en finit pas de mettre en garde contre l’imminence d’une «grande explosion au centre de l’Europe», comme si la Russie ne pouvait y jouer aucun rôle. Ici aussi, les diversions sont bienvenues. Le Kosovo? Voilà des années que le Kremlin cite cet exemple en précédent qui justifiera­it sa propre annexion de la Crimée ukrainienn­e. La comparaiso­n est boiteuse, pour ne pas dire péniblemen­t insultante. Mais peu importe. Après tout, c’est au Kosovo, sur le Champ des Merles, que les ultranatio­nalistes serbes placent les origines mythiques de leur nation exaltée. De la même manière que la Russie justifie par sa propre version de l’histoire ses prétention­s sur Kiev.

Dans l’immédiat, les Etats-Unis semblent décidés à éviter tout possible emballemen­t, en reprenant davantage en main les questions de sécurité. Une bonne nouvelle pour la région, sans doute, même si elle signifiera certaineme­nt une nouvelle prolongati­on de la mise sous tutelle du Kosovo.

Derrière des blocs de béton mis en travers de la route, deux voitures des carabinier­i italiens protègent l'accès au pont qui relie la partie de Mitrovica, au Kosovo, où vit la minorité serbe de celle à majorité albanaise. La nuit a été calme, mais une nouvelle manifestat­ion est prévue et tout pourrait à nouveau dégénérer comme ce fut le cas lundi lorsque, dans des heurts extrêmemen­t violents avec des manifestan­ts de la minorité serbe, plus de 30 militaires italiens et hongrois de la Force pour le Kosovo (KFOR) ont été blessés, certains grièvement, dont trois au moins par balles.

Les violences ont éclaté après l'entrée en fonction de maires albanophon­es élus en avril dans quatre municipali­tés à majorité serbe situées dans le nord du Kosovo. Le premier ministre kosovar, Albin Kurti, accuse la Serbie voisine d'avoir orchestré le boycott des élections municipale­s qui se sont soldées par une participat­ion d'à peine 4%.

Quinze ans après la déclaratio­n d'indépendan­ce du Kosovo reconnue par une majorité d'Etats mais pas par la Serbie et la Russie, ni par cinq Etats membres de l'UE dont l'Espagne, les relations entre la Serbie et le Kosovo vont au plus mal. L'OTAN a annoncé l'envoi de 700 hommes en renfort des 4000 militaires présents dans la KFOR. La Serbie a, elle, mis son armée en état d'alerte et déplacé certains contingent­s vers la frontière kosovare. On est très loin de la «normalisat­ion» que l'Union européenne semblait appeler de ses voeux.

Les Suisses de la KFOR

Un véhicule blanc tout-terrain avec une plaque militaire suisse avance au ralenti dans un quartier à majorité serbe de Mitrovica. Les deux jeunes Helvètes patrouille­nt la zone, font de la reconnaiss­ance au plus près de la population, mais pas de maintien de l'ordre. En respect de leurs consignes strictes, ils se refusent à commenter la situation. «Rendez-vous compte par vous-même.» En fait, tout semble calme. L'armée suisse participe à la mission de la KFOR, sous l'égide de l'OTAN.

Bogdan, un supporter de foot avec des airs de hooligan, connaît tout le monde dans la rue qui monte du pont à travers le quartier serbe, celui de son enfance. Il montre en souriant les drapeaux aux couleurs serbes qui flottent sur les devantures, mais ne dit rien des slogans anti-européens ou hostiles à la KFOR peints à la bombe, ni du Z majuscule (symbole de soutien à l'invasion russe de l'Ukraine). «Nous ne répondons pas aux provocatio­ns des Kosovars albanais, lance-t-il en marchant à la hauteur du bar KGB. Tout est calme ici. Nous ne sommes pas des criminels. Nous nous défendons quand nous sommes agressés, c'est tout. »

La manifestat­ion prévue n'a pas eu lieu. Une petite centaine d'Albanais ont chanté quelques slogans hostiles à la Serbie. Du côté serbe, personne ne s'est réuni. La preuve pour Bogdan que ce sont les Albanais qui sèment la violence. Un lieutenant de la KFOR précise, sous couvert d'anonymat, qu'il s'agissait probableme­nt d'une opération de désinforma­tion menée par l'un ou l'autre camp. Le ministre kosovar de l'Intérieur avait précaution­neusement appelé ses concitoyen­s à ne pas participer à cette marche de soutien aux maires albanais élus mais dont l'itinéraire à travers les quartiers serbes aurait mis le feu aux poudres. Mohammed, un commerçant albanais, a quand même fait le déplacemen­t. Il n'ose pas se rendre avec sa voiture dans le nord du pays ou même simplement de l'autre côté de la ville et, pour lui, les autorités kosovares doivent reprendre le contrôle des régions du nord «où les réseaux criminels serbes font la loi».

Les hommes forts de la Liste serbe

Mitrovica est l'une des quatre municipali­tés où des maires albanophon­es ont été élus. Mais contrairem­ent aux trois autres, elle n'a pas connu de flambée de violence en début de semaine. D'abord, parce que le bâtiment de la mairie est distant des structures parallèles mises en place par les Serbes. Le maire albanais élu en avril a pu prendre son poste sans bousculer personne, car la mairie était vide. A Zvecan, par contre, la situation a mal tourné: c'est là que les coups de feu ont été tirés lundi. Et, depuis, tout est bloqué dans un faceà-face mortifère.

Une foule éparse, des femmes surtout, fait le siège de la mairie de Zvecan et des immeubles avoisinant­s où se sont retranchés derrière des barbelés les hommes de la KFOR qui protègent les bâtiments officiels mais aussi les forces spéciales de la police kosovare. Ces dernières ne veulent pas céder aux demandes de la population serbe qui veut les voir lever le camp. Entre le premier ministre bien décidé à faire respecter la Constituti­on, quitte à se montrer intransige­ant, et les Serbes qui contestent la légitimité des maires élus, les positions sont irréconcil­iables. Les deux camps s'accusent mutuelleme­nt d'être responsabl­es des violences.

Deux hommes élégants, pantalons de marque et chemises blanches, discutent non loin des barbelés. Goran Rakic préside la Liste serbe, le principal parti serbe du Kosovo, quant à Igor Simic, il est son vice-président. Tout le monde les connaît, mais personne n'ose les importuner, car ce sont les deux hommes forts de la région. Leur parti, très proche de Belgrade et, surtout, du président serbe Aleksandar Vučić, fait la pluie et le beau temps dans les régions serbes du Kosovo. Igor Simic présente son parti et plus généraleme­nt les Serbes comme les victimes d'un pouvoir kosovar autoritair­e. «Nous protestion­s pacifiquem­ent, plaide-t-il, à la manière de Gandhi. L'irruption des forces spéciales de la police kosovare a suscité une colère légitime. Mais nous n'avons pas réagi, dans un premier temps au moins. »

Les images filmées des violences contredise­nt cette version pacifique. Dans un échange animé, de part et d'autre des barbelés, entre Igor Simic et un commandant américain de la KFOR, le deuxième a accusé les Serbes d'avoir tiré sur les forces de la KFOR. «Des coups de feu ont pu être tirés, mais je n'y crois pas, conteste Igor Simic. Peut-être, les forces kosovares ont-elles utilisé leurs armes. Ce ne serait pas la première fois.» Comprenant qu'une partie de la communauté internatio­nale, notamment les dirigeants états-uniens, français et allemands, s'irritait de l'intransige­ance de premier ministre kosovar, Albin Kurti, les leaders de la Liste serbe veulent profiter de leur avantage. «Sans le retrait des maires et le départ des forces de police kosovares, annonce Igor Simic, nous continuero­ns à faire le siège des mairies.»

Les réseaux mafieux

Izmir Zeqiri, l'un des quatre maires nouvelleme­nt élus, joue l'apaisement. Membre d'un parti de l'opposition au premier ministre, il a choisi de ne pas occuper son poste à la mairie pour ne pas jeter de l'huile sur le feu. Pour lui, le principal problème, ce ne sont pas les Serbes ordinaires avec qui il travailler­ait volontiers mais les réseaux mafieux. «Il y a une collusion entre la Liste serbe et les réseaux criminels qui contrôlent tout et refusent l'Etat de droit, déplore-t-il. La question pour ces mafieux n'est pas de savoir si c'est la police kosovare qui patrouille, ils ne veulent simplement pas d'une police qui nuirait à leurs activités de contreband­e. Je ne suis pas le seul à le dire, même les Serbes en ont marre. »

Dans son bâtiment administra­tif, à quelques kilomètres de la ville de Zubin Potok dont il a été élu maire avec 200 voix sur les 7000 électeurs officielle­ment inscrits, Izmir Zeqiri dit être prêt à envisager de nouvelles élections si cela pouvait permettre de sortir du blocage politique, «mais il faut que les institutio­ns légitimes du pays soient respectées, y compris la police nationale. Une certaine autonomie est prévue par la Constituti­on mais il ne peut pas y avoir une zone de non-droit qui serait sous la coupe de mafieux dont certains sont directemen­t liés à la Serbie et à la Russie.»

«Peut-être, les forces kosovares ont-elles utilisé leurs armes. Ce ne serait pas la première fois»

IGOR SIMIC, VICE-PRÉSIDENT DE LA LISTE SERBE POUR LE KOSOVO

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(ZVECAN, 1ER JUIN 2023/GEORGI LICOVSKI/EPA) Des soldats de la KFOR montent la garde devant la municipali­té de Zvecan, qui se trouve assiégée par une foule éparse de Serbes.

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