«On veut sortir de la dictature des juges»
Des centaines de personnes ont défilé à Tel-Aviv en soutien à la réforme judiciaire controversée du gouvernement Netanyahou. Selon elles, cette refonte est nécessaire pour briser le statu quo bénéficiant aux privilégiés et pour défendre la majorité parlem
«Le peuple a choisi la réforme judiciaire!» Le chant est repris par des centaines de poumons, bloquant temporairement l’une des artères de Tel-Aviv. A la terrasse des cafés, les gens observent, moitié surpris, moitié blasés. Le mois des fiertés LGBTQ débute aujourd’hui – les bars ont ressorti leurs déguisements arc-en-ciel – effaçant pour l’instant les préoccupations politiques dans la métropole côtière insouciante.
Depuis décembre 2022, le pays est secoué par des manifestations à répétition. Toutes les semaines, des dizaines de milliers d’Israéliens se retrouvent à Tel-Aviv, et à travers tout le pays, pour protester contre la refonte de la branche judiciaire encouragée par le gouvernement de Benyamin Netanyahou. Celle-ci menace de castrer la Cour suprême – qui, dans le système unicaméral israélien, fait office de deuxième Chambre et de Cour constitutionnelle – et d’inféoder les juges à la majorité parlementaire.
«Des riches qui veulent préserver le statu quo»
Quelques centaines, c’est peu: le camp qui soutient la réforme judiciaire ne peut pas rivaliser avec la centaine de milliers de personnes qui se rassemblent tous les samedis soir pour s’y opposer. «Les organisateurs n’ont pas fait beaucoup de publicité», explique Elisha Haas. «Ils n’ont pas le budget», dit cet éminent de professeur de biophysique en rattrapant sa kippa, qui part dans une bourrasque. Les drapeaux claquent autour de lui. Le temps est lourd, en ce jeudi soir; la tempête menace.
L’opposition est bien financée: la coalition bigarrée à sa tête aurait rassemblé plus de 200 millions de shekels (près de 50 millions de francs). A Tel-Aviv, ils ont pris possession de rues entières de panneaux publicitaires. Le soir des manifestations, les sound system et les écrans géants sont de sortie.
«Ce n’est pas un mouvement populaire, issu du prolétariat, argumente le professeur Haas. Ce sont des riches, qui veulent préserver le statu quo.» Ce refrain est repris à travers la manifestation, comme dans la communication des partis de la coalition. «Ils chantent demokratia, demokratia», dit Yossi Tal, 44 ans. «Mais ils veulent juste garder leurs privilèges. Pour aller à la Cour suprême, il faut être Blanc, dit-il. Les gens comme moi, séfarade, on n’a aucune chance; on sert juste de feuilles de vigne.»
La branche judiciaire, professionnelle, académique, est l’un des derniers bastions – au moins symboliquement – des fondateurs de l’Etat. Ils représentent, aux yeux de leurs détracteurs, cette minorité urbaine, cosmopolite, souvent ashkénaze, qui a relégué à la périphérie les immigrés séfarades.
Yossi est persuadé que la réforme est nécessaire pour rétablir un semblant d’équité et sortir de ce qu’il appelle «la dictature» de la Cour suprême. «Nous voulons le débat, nous voulons la diversité. Et je pense que la majorité de ceux d’en face le veut aussi; mais ils sont récupérés par les extrêmes, qui distillent des slogans qui tiennent sur des autocollants.»
La plupart des manifestants ne se couvrent pas la tête. C’est la confluence des droites: des drapeaux du Likoud, un à la gloire de Meir Kahane, le politicien israélo-américain assassiné en 1990 et étiqueté terroriste. Un couple d’homosexuels tient une banderole arc-en-ciel à côté d’un drapeau du Parti sioniste religieux.
Son chef, le suprémaciste juif Betzalel Smotrich, ne cache pas son homophobie. «Il faut de tout pour faire les juifs», dit l’un des deux hommes en souriant.
Si cette diversité est appréciée dans le cortège, les organisations aux manettes sont plus uniformes. Elles sont pour la plupart associées au mouvement du grand Israël, ultranationaliste et orthodoxe. Elles représentent l’agenda des architectes de cette refonte: Benyamin Netanyahou, bien sûr, mais aussi le ministre de la Justice, Yariv Levin et le député d’extrême droite Simcha Rothman – tous issus de l’élite intellectuelle ashkénaze. Leurs positions ont été en partie inspirées par le travail d’un think tank ultranationaliste aux tendances libertariennes qui fonctionne avec des fonds américains, le Forum Kohelet.
«Pour aller à la Cour suprême, il faut être blanc. Les gens comme moi, séfarades, n’ont aucune chance» YOSSI TAL, 44 ANS, HABITANT DE TEL-AVIV
Affaiblir le système judiciaire
Le chef du Likoud, inquiété dans trois affaires de corruption, a de bonnes raisons de vouloir affaiblir un système judiciaire qui n’a pas hésité à mettre deux anciens premiers ministres en prison. Pour les autres, la position est idéologique: la Cour suprême s’est montrée difficile sur l’annexion passive de la Cisjordanie, et les désirs conservateurs d’un pays qui navigue vers la droite.
«Il y a une tension à l’intérieur de la société, argumente le professeur Elisha Haas, cette génération, née après le traumatisme de la guerre du Kippour, éduquée loin de la religion, doit décider si elle veut vivre dans un état juif ou pas.» Il rappelle que les jeunes israéliens ont voté à plus de 60% pour la droite. «La Cour suprême empêche ce débat.»
Dans les deux camps, on se targue de représenter la majorité silencieuse. Les études d’opinion montrent que si elle existe, cette dernière voudrait surtout que le gouvernement se focalise sur la première préoccupation des Israéliens: le coût de la vie, qui augmente inexorablement. Les salaires stagnent et les prix continuent à augmenter, alors même que la bulle de la high-tech se dégonfle progressivement. Et Betzalel Smotrich, actuel ministre des Finances, semble plus motivé par l’annexion de la Cisjordanie que par les comptes en banque de ses concitoyens.
A Tel-Aviv, ce 1er juin, on se sentait victorieux. La coalition menée par Benyamin Netanyahou a l’avantage du nombre, et la discipline. Les partis alliés au Likoud, ultraorthodoxes et ultranationalistes, représentent à eux quatre la moitié des sièges – et ils savent que leur succès électoral, et leur influence sur la vie du pays, est passager. Avec 64 députés sur 120 à la Knesset, ils bénéficient d’une majorité confortable. La réforme passera. «Ils l’ont bien mérité», conclut le professeur Haas.
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