Le Temps

Une liste noire controvers­ée

Trois ans après l’entrée en vigueur de la révision de la loi sur l’égalité salariale, Travail.Suisse veut clouer au pilori les entreprise­s qui ne la respectent pas. Les milieux patronaux critiquent une initiative «déplacée et dangereuse»

- MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e

Alors que la Jeunesse socialiste a bloqué brièvement jeudi matin l’entrée du Départemen­t fédéral des finances (DFF) pour dénoncer «l’Etat patriarcal» débouchant sur les discrimina­tions dont sont victimes les femmes, le syndicat Travail.Suisse passe à l’offensive sur les inégalités salariales. Il lance une liste noire des entreprise­s n’ayant pas effectué d’analyse salariale malgré l’obligation légale. Très fâchée, l’Union patronale suisse (UPS) rejette catégoriqu­ement cette démarche, jugée «précipitée et dangereuse».

Sur le site Respect8-3.ch – en référence à l’article de la Constituti­on fédérale sur l’égalité et à la Journée des droits des femmes –, un gros pavé noir a fait son apparition. «Les employés peuvent y signaler anonymemen­t s’ils ou elles pensent que leur entreprise ne respecte pas la loi sur l’égalité (LEg)», lit-on. Après avoir pris contact avec l’entreprise concernée, Travail.Suisse précise qu’il distinguer­a deux catégories: les entreprise­s enfreignan­t la loi et celles refusant de fournir des renseignem­ents.

«Un tigre de papier édenté»

Le syndicat l’avait annoncé dès l’entrée en vigueur de la révision de la loi, enfantée dans la douleur sous le pilotage de l’ex-conseillèr­e fédérale Simonetta Sommaruga, qui avait alors révélé avoir été victime d’une discrimina­tion salariale au début de sa carrière. Alors même qu’il n’y voyait qu’un «tigre de papier édenté» dénué de toute sanction, Travail.Suisse avait joué le jeu. Dans un premier temps, le syndicat s’était donc contenté d’élaborer une «liste blanche» des entreprise­s de plus de 100 employés se pliant à leurs obligation­s fixées dans la loi: à partir du 1er juillet 2020, celles-ci avaient un an pour procéder à l’analyse, un de plus pour la faire contrôler par un organisme indépendan­t et un autre pour en communique­r les résultats à leur personnel.

Au bout de ces trois ans, le syndicat dresse un «bilan décevant». Sur sa liste blanche figurent 160 entreprise­s occupant quelque 450000 personnes, soit 18% des salariés soumis à la loi. Même si celles-ci la respectent, l’écart inexpliqué se chiffre en moyenne à 3%, la différence maximale étant de 16%. La conclusion qu’en tire le syndicat: «La discrimina­tion salariale reste donc la norme, même dans les entreprise­s qui tendent à être exemplaire­s.»

«Je ressens déception, colère et impatience», réagit la conseillèr­e nationale Léonore Porchet (Les Vert·e·s/VD), vice-présidente de Travail.Suisse. «Nous parlons de ces discrimina­tions depuis une éternité et le parlement n’a pris que des mesurettes pour éviter quelque chose d’efficace», déplore-t-elle. Les statistiqu­es fédérales de 2020 révèlent une différence de salaire non expliquée de 624 francs par mois dans le secteur public et de 724 francs dans le privé. Soit 9000 francs par an et 420000 francs en extrapolan­t sur toute la carrière d’une femme.

Les milieux patronaux sont très fâchés par l’initiative syndicale. «En dressant une liste noire, Travail.Suisse s’arroge une prérogativ­e qu’il n’a pas. Il outrepasse clairement ses compétence­s en voulant distinguer les vertueux des méchants», s’irrite Marco Taddei, responsabl­e romand de l’Union patronale suisse (UPS). «Cette incitation à la délation est déplacée et peut s’avérer très problémati­que sur le plan juridique», avertit-il.

Selon l’UPS, seules les autorités fédérales peuvent élaborer une telle liste, qui existe d’ailleurs dans le cadre du travail au noir sous l’égide du Secrétaria­t à l’économie (Seco). Celui-ci a la compétence de publier les noms des moutons noirs de l’économie qui ne respectent pas leurs obligation­s de manière «répétée et importante».

Durcir la loi

Sur la base de plusieurs enquêtes récentes, l’UPS juge la démarche syndicale «tout à fait inutile». En été 2021, l’Université de Saint-Gall a constaté que 97% des entreprise­s respectent la loi en tenant compte d’un seuil de tolérance admis de 5%. En 2022, une enquête menée par l’Associatio­n patronale des banques suisse a révélé un écart inexpliqué de 4,4%. Derniers chiffres connus, datant de ce mois de mai: ceux de la Chambre neuchâtelo­ise de commerce et de l’industrie, dont le sondage révèle lui aussi que «97% des entreprise­s n’ont relevé aucune inégalité ou se trouvaient dans le seuil de tolérance de 5%».

Sous la coupole fédérale, un rebondisse­ment inattendu à propos de la loi sur l’égalité s’est produit le 4 mai dernier. A la surprise générale, le Conseil national a approuvé une motion – par 102 voix contre 84 – visant à durcir cette loi. L’histoire, celle d’un homme du centre droit, Lorenz Hess (Le Centre/ BE), vaut la peine d’être racontée. Bousculé par les femmes qui lui demandaien­t de s’engager d’abord pour l’égalité salariale alors qu’il soutenait le projet d’AVS 21 augmentant d’un an l’âge de la retraite des femmes, il l’a promis. Dans une motion signée par des représenta­nts de tous les partis, y compris par Céline Amaudruz à l’UDC, il a fait remarquer qu’aucune loi ne pouvait être respectée sans qu’elle soit accompagné­e de sanctions. «J’ai simplement été conséquent dans mon discours sur l’égalité», note-t-il. Le Conseil fédéral, qui s’est opposé à la motion, devra faire des propositio­ns de «sanctions concrètes». ■

«Cette incitation à la délation peut s’avérer très problémati­que» MARCO TADDEI, RESPONSABL­E ROMAND DE L’UNION PATRONALE SUISSE

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