Marée noire sur les engagements climatiques des majors pétrolières
La saison des assemblées générales des grosses compagnies d’hydrocarbures s’est achevée hier sur une note négative. Aucune n’est partie pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat
Chevron, ExxonMobil, BP, Shell et TotalEnergies: les cinq protagonistes majeurs de l’industrie pétrolière ont tous passé, ces derniers jours et semaines, haut la main leur grand oral devant l’assemblée annuelle de leurs actionnaires. Il faut dire qu’ils avaient des arguments de poids: ils avaient réalisé en 2022 des bénéfices exceptionnels (200 milliards de dollars en tout) qu’ils proposaient de redistribuer généreusement. Par le dividende alléchés, ceux-ci ont voté avec des taux records l’ensemble des résolutions, de l’augmentation de la rémunération des dirigeants aux stratégies climatiques, même les plus conservatrices. Aux EtatsUnis surtout, mais aussi en Europe.
Peu d’avancées en Europe
L’euphorie aurait été parfaite si quelques investisseurs actifs n’avaient réussi à rassembler des voix en faveur de la réduction des émissions indirectes de CO2 d’ici à 2030. Une lueur d’espoir dans un contexte géopolitique qui a remis au-devant de la scène l’importance stratégique des énergies fossiles.
«Nous avons assisté cette année à un recul général des votes favorables aux résolutions d’actionnaires externes regrette Valentin Vigier, analyse ISR à La Financière de l’Echiquier. Ceux-ci demandaient un renforcement des engagements climatiques pour qu’ils soient compatibles avec les objectifs de réduction des émissions de carbone prévus par l’Accord de Paris. Deux raisons à cela. D’une part, une majorité des investisseurs suivent les recommandations de certaines agences, comme l’ISS ou Glass Lewis, souvent par manque de maturité sur le sujet. D’autre part, on assiste aux Etats-Unis à une montée des anti-ISR (investissements socialement responsables) et des pro-énergies fossiles. »
La Financière de l’Echiquier est l’un des 17 investisseurs réunis par l’ONG néerlandaise Follow This qui a déposé une résolution aux ordres du jour des grandsmesses annuelles des cinq compagnies. Cette dernière visait la mise en oeuvre de plans concrets pour atteindre les objectifs intermédiaires de l’Accord de Paris (en 2025 et 2030) en matière d’émissions indirectes (ou de «scope 3») qui représentent 90% des compagnies pétrolières. «A la fin de la saison des assemblées générales, la plupart des investisseurs ont raté l’occasion d’exhorter ExxonMobil et Chevron à réduire leurs émissions», déplore Mark van Baal, fondateur de Follow This. La résolution a perdu du terrain chez Chevron (28% en 2022) et ExxonMobil (33% en 2022), et fait du surplace chez Shell (20% en 2023 et 2022). Elle a réuni 16,75% des voix exprimées chez BP (contre 14,9% en 2022 mais 20,6% en 2020) et plus de 30% chez TotalEnergies (contre 17% en 2022).
Une lueur d’espoir
C’est ce dernier résultat que préfère regarder Clémence Moullot, analyste gérante ISR chez Edmond de Rothschild, qui salue les progrès réalisés lors de l’assemblée générale de TotalEnergies. «Ce résultat est une victoire. Non seulement parce qu’il est le fruit d’un travail de neuf mois avec les parties prenantes, Follow This, des actionnaires actifs, la direction de TotalEnergies et la place financière de Paris. Mais aussi parce qu’il envoie un message fort à la direction de TotalEnergies, dont elle devra tenir compte».
La banque Edmond de Rothschild fait partie, avec La Financière de l’Echiquier, d’un collectif qui veut faire bouger les choses. «TotalEnergies s’engage sur des réductions relatives sur ses émissions indirectes, mais pas absolues, or c’est le plus important, souligne Valentin Vigier. Même si le groupe augmente ses investissements dans les renouvelables, ses émissions en absolu ne baisseront pas d’ici à 2030 en raison de la hausse de sa production d’hydrocarbures, en particulier sur le gaz, prévue par ses nouveaux projets. TotalEnergies a investi en 2022 trois fois plus dans les fossiles que dans les énergies renouvelables.»
Les majors continuent d’investir l’essentiel de leurs capitaux dans des projets de développement relatifs au pétrole ou au gaz. Elles le justifient au nom de la rentabilité. «Cet argument est court-termiste, il dépend du prix du baril de pétrole. Ce raisonnement n’a guère de sens, pas plus que ne l’ont certains projets en Afrique. Ceux entrepris en faveur du solaire relèvent en revanche d’une excellente décision, indique Jean-Philippe Desmartin, directeur de l’Investissement Responsable chez Edmond de Rothschild Asset Management. Il est temps que les Capex [investissements, ndlr] soient réorientés vers ces alternatives, et que ces majors, telle TotalEnergies, adoptent enfin une vision à long terme.» Sans quoi, les investisseurs européens pourraient se désengager prévient Valentin Vigier. «Un des principaux risques qui émergent de la vague des assemblées générales 2023 est que, si les grandes compagnies européennes du secteur ne tiennent pas compte de la voix de leurs actionnaires minoritaires pour revoir leur stratégie climatique, elles finiront à moyen terme à ne plus être investissables par les gérants de fonds européens.»
Le différentiel de contraintes réglementaires entre la taxonomie européenne, en matière de réduction des gaz à effet de serre notamment (d’au moins 40% en 2030 par rapport à 1990), et le laxisme américain pourrait conduire à un remplacement des actionnaires européens par des investisseurs américains et d’ailleurs. Ils finiraient par contrôler le secteur des énergies brunes. Et Mark van Baal de conclure: «Beaucoup d’investisseurs doivent encore dissocier les bénéfices à court terme des risques à long terme pour l’entreprise et leurs portefeuilles.»
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