Le projet musical fou du «Marathon Scarlatti»
Des dizaines de clavecinistes venus de l’Europe entière vont se relayer du 2 au 9 juin au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel pour interpréter les 555 sonates du génie italien
C’est un projet carrément fou: donner l’intégrale des 555 sonates pour clavier de Domenico Scarlatti dans l’intervalle d’une semaine! Du 2 au 9 juin, une ribambelle de clavecinistes vont se relayer au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel pour servir cette musique riche en contrastes, basée sur une forme bipartite, toujours la même, d’une simplicité élémentaire. Certaines sonates seront jouées sous forme de transcriptions pour harpe, mandoline, guitare, théorbe et violon qui circulaient déjà au XVIIIe siècle. Dorota
Cybulska-Amsler est l’initiatrice du projet, secondée par l’Association Autrement et la Fondation du Sautereau créée par feu François Badoud, psychanalyste, musicien et mécène décédé en janvier 2020. Faire vivre la musique ancienne lui tenait à coeur, particulièrement celle pour clavecin. Il possédait quatre instruments à clavier historiques qu’il a légués à la fondation.
Organisé en sa mémoire, cet événement exceptionnel mobilisera des clavecinistes de diverses générations, dont Jean Rondeau, Violaine Cochard, Béatrice Martin, Jovanka Marville, jouant sur trois clavecins originaux: le Ruckers de 1632 et 1745 (appartenant au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel), le Christian Kroll de 1770 et le Napolitain de 1530 (appartenant à la Fondation du Sautereau).
«On a tendance à jouer toujours les mêmes sonates, dit Dorota
Cybulska-Amsler, claveciniste qui se produira plusieurs fois au cours du marathon. Or, il y a une infinie variété de sonates au sein d’une forme bipartite qui ne varie pas. Certaines commencent de manière assez banale, voire niaise, et soudain, il y a un élément de surprise, une modulation, quelque chose d’inattendu qui marque la signature de Scarlatti!
Une personnalité secrète
D’autres sonates sont de véritables perles où il y a tout un raffinement, des audaces harmoniques, des clusters comme dans certaines pièces pour clavier du XXe siècle. Il y a encore des sonates sous forme de mélodies italiennes langoureuses ou de fugues.» Un certain mystère plane sur la personnalité de Scarlatti, musicien attachant et fantasque né à Naples en 1685 – soit la même année que Bach et Haendel – et mort à Madrid en 1757. Fils d’Alessandro Scarlatti, Domenico passa la première partie de sa vie en Italie où il se fit connaître comme auteur d’opéras, de cantates et d’oeuvres religieuses; la seconde se passa au Portugal, puis
«On a tendance à jouer toujours les mêmes sonates alors qu’il y en a une infinité» DOROTA CYBULSKA-AMSLER, CLAVECINISTE
en Espagne aux côtés de son élève claveciniste Maria Barbara du Portugal, devenue reine d’Espagne. Un musicien italien transplanté en Espagne.
Ce génie du clavier s’adonne à un laboratoire de sonates qui se diffusent en Europe sous forme de transcriptions, notamment arrangées pour ensemble à cordes par le génial Charles Avison en Angleterre. «Marie-Antoinette a lancé un grand engouement pour la harpe dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, explique Dorota Cybulska-Amsler. Ces sonates ont été diffusées au travers d’éditions de l’époque destinées à la harpe et à la mandoline.»
Scarlatti n’a publié qu’une trentaine de sonates en 1738, sous le nom d’Essercizi per gravicembalo. Il avait déjà atteint l’âge vénérable de 53 ans. La majeure partie des sonates aurait été composée à la fin de sa vie dans un sursaut de créativité. Certaines innervées de traits fusant comme des flammèches réclament une virtuosité athlétique. Des pianistes célèbres, comme Vladimir Horowitz,
Arturo Benedetti Michelangeli, Clara Haskil, ont popularisé ces sonates. Christian Zacharias, au piano, et Pierre Hantaï, au clavecin, en ont enregistré plusieurs volumes mais les intégrales live – a fortiori sur une seule semaine – restent rares. L’enfant terrible du clavecin Scott Ross fut le premier à enregistrer les 555 sonates au milieu des années 1980.
L’événement avait fait grand bruit à l’époque, France Musique supervisant le projet en diffusant chaque jour une nouvelle sonate sur les ondes. Les 555 sonates étaient ensuite réunies dans un coffret de 34 CD paru en 1988 sous le label Erato. Cette intégrale était assortie d’une sonate fictive composée par Scott Ross dans le style de Scarlatti… et c’était bluffant de justesse! ■
Marathon Scarlatti, Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, du 2 au 9 juin, tous les jours dès 13h.