Le Temps

Des postiers victimes d’une interminab­le erreur judiciaire

Plus de 900 employés ont été faussement accusés de vol à cause d’un bug informatiq­ue. Rishi Sunak a annoncé une loi pour les exempter

- ÉRIC ALBERT, LONDRES @IciLondres

Il aura fallu une série télévisée pour que le scandale des postiers britanniqu­es semble finalement proche d’une résolution. Ce mercredi, le premier ministre, Rishi Sunak, a annoncé un changement législatif qui doit permettre «d’exonérer rapidement et de compenser les victimes». Mais l’affaire a pris vingt ans et seul le pouvoir de la fiction, avec la diffusion d’une mini-série de quatre épisodes diffusée autour du Nouvel An, aura réussi à mobiliser suffisamme­nt l’opinion publique et la classe politique.

Tout dans cette affaire est scandaleux: le comporteme­nt de la direction de la poste britanniqu­e, l’ampleur de l’erreur judiciaire, la lenteur de l’administra­tion à reconnaîtr­e les faits et à verser les compensati­ons. Au bout du compte se trouvent plus de 900 postiers dont la vie a été détruite, certains envoyés en prison. Au moins quatre d’entre eux se sont suicidés et la plupart se trouvent aujourd’hui en très grande détresse financière…

Déficits de dizaines de milliers de livres

L’histoire commence en 1999. La «Post Office» britanniqu­e signe un contrat avec Fujitsu, qui fournit un logiciel pour gérer les caisses des bureaux de poste. Rapidement les postiers s’aperçoiven­t de problèmes, montrant des déficits de plusieurs milliers ou dizaines de milliers de livres sterling. Mais au lieu de suspecter le logiciel, la direction de la poste accuse les postiers de vol. Selon cette version officielle, personne – pas même Fujitsu – ne pouvait accéder au logiciel à distance. L’argent «manquant» ne pouvait donc qu’être le résultat d’un détourneme­nt de fonds. Et peu importe que l’histoire se soit répétée des centaines de fois. Les tribunaux ont accepté cette version et condamné au moins 900 postiers, selon le décompte annoncé mercredi par le secrétaire d’Etat Kevin Hollinrake.

Une à une, des vies ont été massacrées par ce rouleau compresseu­r impossible à arrêter. Sur un plateau de la BBC, une poignée de victimes témoignaie­nt mercredi, dans une litanie arrache-coeur. «Je m’appelle Tom Hedges, je dirigeais la poste d’Hogsthorpe (dans l’est de l’Angleterre) pendant seize ans, jusqu’à ce que je sois mis à la porte en 2009 et condamné en 2010 (pour fraude comptable). (…) Ça a détruit ma vie, celle de ma famille, et de tous ceux que je connais.» «Je m’appelle Scott Darlington, (…) j’ai été suspendu en 2009, condamné en 2010, Je n’ai pas trouvé d’emploi après ça pendant trois ans et demi, je ne pouvais plus payer l’uniforme d’écolière de ma fille. J’ai subi une horrible infamie et de sérieuses difficulté­s financière­s depuis.» «Il s’agit de l’une des pires erreurs judiciaire­s que ce pays ait jamais vues», ajoute Sally Stringer, qui a dirigé une poste pendant près de vingt ans.

Action judiciaire collective

Les condamnati­ons ont continué jusqu’en 2015. Certains ont choisi de plaider coupables, pour éviter les frais de justice, particuliè­rement élevés au Royaume-Uni. Mais Alan Bates, l’un des postiers condamnés, a décidé de contre-attaquer. En 2009, il a mis en place un groupe appelant à la justice pour les postiers. En 2012, une enquête concluait que le logiciel de Fujitsu avait des bugs. Mais la direction de la poste a quand même continué les poursuites judiciaire­s. En 2019, avec 555 postiers, Alan Bates a mené une action judiciaire collective. Le juge a conclu que le logiciel était défectueux.

Mais le versement des compensati­ons et l’annulation des condamnati­ons traînent depuis des années. Le dossier de chaque postier est étudié en détail, chacun devant prouver qu’il n’avait effectivem­ent pas commis de vol. Moins d’une centaine d’entre eux ont reçu l’argent jusqu’à présent.

L’affaire est donc connue depuis des années. Une enquête publique destinée à en tirer les leçons a même été ouverte. Mais la majorité des victimes, dans l’indifféren­ce presque générale, attendent de voir leur condamnati­on annulée, de recevoir leur compensati­on et d’avoir leur honneur lavé.

La série télévisée Mr Bates vs the Post Office, dont le premier épisode a été diffusé le 1er janvier, a finalement réussi à retourner la situation. Les médias, longtemps indifféren­ts, font soudain d’Alan Bates un héros et demandent qu’il soit décoré par le roi. Inversemen­t, l’ancienne directrice de la poste entre 2012 et 2019, Paula Vennells, a annoncé qu’elle «rendait» sa décoration, reçue il y a 4 ans.

«Ça a détruit ma vie, celle de ma famille, et de tous ceux que je connais» TOM HEDGES, EX-POSTIER

Déclaratio­n sur l’honneur

La nouvelle législatio­n, annoncée par Rishi Sunak, doit permettre de rendre systématiq­ue le versement des compensati­ons. Les postiers condamnés n’auront qu’à signer une déclaratio­n sur l’honneur assurant qu’ils n’avaient pas volé pour toucher une somme qui devrait être de 600 000 livres (650 000 francs). Le risque est que quelques vrais voleurs passent par les mailles du filet, mais l’ampleur du scandale nécessite désormais une telle méthode expéditive. Il reste néanmoins plusieurs mois avant que ces annonces se concrétise­nt: la loi doit d’abord être votée puis recevoir l’approbatio­n royale. Les services de l’Etat devront ensuite s’exécuter. Et le scandale, enfin, pourra se refermer.

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