Le Temps

A Taïwan, le statu quo est le mot d’ordre des élections

Les 23 millions de Taïwanais se rendront aux urnes samedi. Donné favori des sondages, l’actuel vice-président Lai Ching-te promet de ne rien changer. Les pressions de Pékin semblent vaines sur le choix des électeurs

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER @fredericko­ller

Trois candidats s’affrontent pour la présidenti­elle de Taïwan ce samedi. Après deux mandats, la présidente Tsai Ingwen reste populaire mais ne peut plus se représente­r. C’est son vice-président, Lai Ching-te, favori dans les sondages, qui pourrait offrir un troisième succès d’affilée au Parti de la démocratie et du progrès, accusé par Pékin d’avoir un agenda indépendan­tiste alors que la Chine populaire considère l’île comme une «province rebelle». Comme pour chaque scrutin présidenti­el depuis 1996, date de la pleine démocratis­ation de l’île, le Parti communiste chinois a tenté d’influencer les électeurs taïwanais par diverses formes de pression. Assistant professeur de l’Université Tamkang à Taipei, Gregory Coutaz relativise l’impact de ces manoeuvres.

Dans quel climat se déroulent ces élections? C’est une campagne très particuliè­re qui vient tout juste de démarrer. Durant des mois, l’attention était entièremen­t portée sur la capacité de l’opposition à former une coalition. Cela semblait fait l’automne dernier avant qu’elle n’explose. Le parti nationalis­te (Kuomintang) de Hou Yu-ih et le Parti populaire de Taïwan de Ko Wen-je n’ont finalement pas réussi à s’accorder pour des questions d’ego. Quant à Terry Gou, le patron de Foxconn qui se lançait en indépendan­t, il a dû jeter l’éponge après que Pékin a annoncé une enquête le visant en Chine. Leur seul point commun était de faire chuter le parti au pouvoir, le Parti de la démocratie et du progrès (PDP). C’est un nouvel échec qui ouvre un boulevard pour Lai Ching-te, l’actuel vice-président, même si les écarts se sont resserrés ces derniers jours. Ce serait une grosse surprise s’il devait perdre. Il n’est par contre pas sûr que le PDP puisse maintenir sa majorité au parlement.

Comment la Chine a-t-elle tenté cette fois-ci d’influencer le vote? Il n’y a rien de nouveau. Ses interféren­ces sont de trois natures. D’abord, militaires. Il y a eu les avions, puis les drones, enfin les ballons. Mais c’est le quotidien des Taïwanais depuis deux ou trois ans. Cela n’a aucune influence sur leur vote. Elles sont ensuite économique­s avec des menaces de boycott, notamment de produits agricoles. Cela peut jouer, mais c’est marginal. Il y a enfin ce que l’on nomme le cognitive warfare ou la «guerre psychologi­que» qui prend plusieurs formes. Il y a les campagnes de désinforma­tions sur internet, avec des fake news.

C’est limité et les médias locaux font du bon travail de fact checking. Ce qui est plus inquiétant, par contre, ce sont les tentatives de diviser la population et les autorités en alimentant des débats en ligne sur des sujets clivant avec l’interventi­on massive d’internaute­s du continent chinois. Mais là encore, c’est peu utilisé à ce stade. Cela n’a rien à voir avec ce à quoi on a assisté lors de la campagne électorale américaine de 2016. Il faut faire attention à ne pas exagérer les pressions chinoises. On aurait sûrement tort d’attribuer une défaite de Lai Ching-te aux manoeuvres de Pékin.

Qu’en est-il de la relation avec la Chine? Comment les partis se positionne­nt-ils aujourd’hui? Cela reste un sujet compliqué pour le Kuomintang (KMT). Sa vieille garde ne veut pas déroger à ce qu’on appelle le «consensus de 1992», un accord entre Pékin et Taipei lorsque l’île était dirigée par les nationalis­tes, qui stipule l’unité de la Chine mais avec des interpréta­tions différente­s. En 2024, ce consensus est dépassé et il est naïf de s’y raccrocher, surtout aux yeux des jeunes génération­s. Le parti avait tenté de prendre ses distances avec cette formule. En vain. Le KMT répète son vieux discours selon lequel voter PDP, c’est choisir la guerre, et voter KMT, c’est le choix de la paix. C’est maladroit car c’est exactement ce que dit Pékin. Hou Yu-ih était prêt à changer de logiciel, mais les caciques du parti continuent d’imposer leur lecture, celle de tensions nourries par le PDP, ou les Etats-Unis, mais jamais par la Chine. Si Hou Yu-ih était élu, l’attention se focalisera­it à nouveau sur les relations avec Pékin dont le point d’orgue fut la rencontre, en 2016, entre les présidents Xi Jinping et Ma Ying-jeou.

Le Kuomintang est-il pour autant prêt à négocier une unificatio­n avec la Chine? Non. C’est n’est pas un parti pro-unificatio­n. Tout comme le PDP n’est pas un parti indépendan­tiste.

Si Lai Ching-te devait succéder à Tsai Ingwen, que pourrait-il changer dans sa politique chinoise? Rien. Il s’inscrit dans la continuité. Il se dit ouvert au dialogue avec Pékin, mais il ne sera pas davantage entendu. Le mot à la mode est celui de «statu quo», c’est d’ailleurs vrai pour tous les candidats. Lai était à l’origine de l’aile indépendan­tiste du parti, mais il a versé de l’eau dans son vin. S’il gagne, il continuera de donner une certaine visibilité à

Taïwan sur le plan internatio­nal en inscrivant l’île dans le camp des démocratie­s.

«Lai était à l’origine de l’aile indépendan­tiste du parti, mais il a versé de l’eau dans son vin» GREGORY COUTAZ, ASSISTANT PROFESSEUR DE L’UNIVERSITÉ DE TAIPEI

Pourrait-il changer la Constituti­on, et mettre fin à la fiction d’un gouverneme­nt qui a autorité sur toute la Chine héritée de la République de Chine? Non, il ne rouvrira pas ce débat. C’est une ligne rouge pour Pékin. Cela ne lui rapportera­it aucune voix. Le mot d’ordre est «pas de changement».

Même si Taipei devait perdre les derniers Etats, une douzaine, qui le reconnaiss­ent? Cela n’a pas d’incidence sur la vie des Taïwanais. Ce n’est pas véritablem­ent une préoccupat­ion.

Un troisième mandat présidenti­el d’affilée pour le PDP ne représente-t-il pas un risque pour la démocratie taïwanaise? Je ne crois pas. Les régions et les villes sont majoritair­ement aux mains de l’opposition. Et il est possible que le PDP perde sa majorité au parlement. La différence est que les élections locales se jouent sur des enjeux locaux alors que la présidenti­elle met en jeu la relation avec Pékin. Ce ne sont pas des élections de même nature.

Hormis la Chine, quelles sont les préoccupat­ions des Taïwanais? Cette campagne ayant été en partie escamotée par les aléas de l’opposition, il n’y a eu que peu de débats. Les principale­s préoccupat­ions sont liées à l’accès au logement, au pouvoir d’achat, à l’énergie nucléaire. Je ne serais pas surpris que le taux de participat­ion soit moins élevé que lors des précédente­s élections présidenti­elles.

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